Une éthique du numérique ?

ethique-numerique« Ethique et Numérique » en questions !

Le CIGREF était invité dans le cadre des « Matinées de l’Ethique » de la SNCF, à s’exprimer sur le thème « Ethique et Numérique ». Flora Fischer, doctorante et chargée de Programme de Recherche, est venue livrer le fruit des premiers travaux du CIGREF sur ce sujet. Elle a choisi de titrer son intervention « une éthique du numérique ? », titre suivi d’un point d’interrogation !

L’éthique du numérique est un sujet qui renvoie spontanément à de nombreuses questions et thématiques : Big Data et protection des données personnelles, transparence vis-à-vis des clients, infobésité, brouillage des frontières entre vie privée et vie professionnelle, fracture numérique (générationnelle, géographique), traçabilité, algorithmes prédictifs et libre arbitre… Bref, tant de sujets, d’interrogations qui témoignent de l’ampleur des questions éthiques liées au numérique.

Nous constatons bien souvent que l’éthique est un sujet qui arrive a posteriori, une fois qu’un scandale a été mis au jour. Or, avec le numérique, il sera de plus en plus difficile d’être dans la réactivité face à un problème éthique. Autrement dit, les problématiques éthiques et juridiques seront insolubles si on ne les traite pas en amont de la conception des technologies numériques. L’éthique permettrait ainsi d’être proactif, d’accompagner de manière positive l’innovation et non pas de brimer ses potentiels.

Comment donner une vision globale de ce que l’on entend par « éthique du numérique », identifier quels en sont les différentes strates ? Il existe en effet des éthiques du numérique, dont certaines seraient plus ou moins « oubliées » et qu’il faudrait aujourd’hui réaffirmer, afin de répondre de manière responsable aux nombreux enjeux business du numérique.

Le numérique comme nouveau champ d’action : vers une éthique de l’usage

Pour Flora Fischer, l’éthique interroge, de par son essence-même, son étymologie « étude des comportements », les principes de l’action. Différentes approches de l’éthique ont été élaborées en fonction de la direction que nous donnons à nos actions :
– soit nous les pensons en fonction de notre intention (éthique de la vertu),
– soit en fonction des conséquences plus ou moins bénéfiques qu’elles engendrent (conséquentialisme),
– soit en fonction de leur conformité à un principe (déontologisme).

Ainsi dans ces différentes théories de l’éthique qui font autorité, c’est le principe d’action qui est au cœur.

Or, le numérique ouvre un nouvel espace d’action. Il démultiplie les possibilités d’action humaine et leur donne une certaine emphase. Certaines pratiques frauduleuses (ou non éthiques) sont considérablement amplifiées avec le numérique, comme la propagation de fausse rumeurs, de faux commentaires destinés à améliorer la visibilité d’une marque ou à détruire l’image d’une autre personne. Cela pose problème également pour définir la véracité des données, matière devenue si précieuse dans l’économie numérique.

Une éthique appliquée au numérique

On constate donc un besoin pressant de réaffirmer certains codes, certains principes éthiques au regard du contexte particulier qu’est le numérique. Cela revient à faire une éthique appliquée au numérique. C’est pourquoi, lorsque l’on parle d’éthique du numérique, nous nous concentrons sur les conséquences éthiques de l’usage du numérique, qui ouvre un éventail de plus en plus large et diversifié aux actions humaines. En effet, depuis l’apparition des outils informatiques en entreprises et de l’internet dans la sphère privée, pléthore de code et de chartes ont été rédigées ou adaptées pour montrer que le numérique amplifiait certaines problématiques (protection de l’information, faux commentaires, malversation, chantage, harcèlement…).

Avec la démocratisation de l’internet par exemple, dès le début des années 1990,  nous pouvons souligner l’apparition d’une charte éthique réalisée par les internautes « La nétiquette » : cette charte est relative aux règles de savoir-vivre, de civilité sur internet concernant notamment les débats en  ligne, sur les forums et blogs : ce sont des règles de bon sens, de bienséances sur le net (respecter la parole de l’autre, pas d’insultes, ne pas écrire en majuscules car cela peut être perçu comme une agression…). En outre, on réaffirme des principes de civilité dans ce nouvel espace d’action qu’est internet.

Certains instituts de professionnels ont également élaboré des codes éthiques : nommons par exemple « Les 10 commandements de l’éthique informatique » rédigé par la Computer Ethics Institute (en 1992), qui témoigne de l’urgence de réaffirmer certains principes éthiques ou de loi sur le net :
– Tu n’utiliseras pas ton ordinateur pour voler ;
– Tu n’utiliseras pas ton ordinateur pour nuire à autrui ;
– Tu n’utiliseras pas ton ordinateur pour propager de fausses rumeurs ;
– Tu ne t’approprieras pas les acquis intellectuels d’autrui ;
– Tu utiliseras ton ordinateur avec respect et considération pour autrui.

Plus récemment, la « Charte de l’internet : règles et usages  des acteurs de l’internet en France » est un outil d’autorégulation entre les acteurs de l’internet (fournisseurs de sites e-commerce par exemple) promouvant le respect de principe, comme la dignité humaine, la liberté et des droits fondamentaux, de la protection des droits de propriété intellectuelle et des consommateurs.

De nombreuses entreprises possèdent aujourd’hui des chartes d’usages d’internet, des chartes d’usages des réseaux sociaux. Bref, dès l’apparition et la démocratisation des outils numériques, il a fallu adapter des principes éthiques et de loi à l’espace virtuel car il ouvre un nouveau champ d’action. Il fallait pour cela simplement affirmer que le numérique n’est pas un espace de non droit, un espace de non-civilité.

L’éthique des usages est une éthique essentielle, nécessaire à la réaffirmation de certains principes / droits fondamentaux, dans le but de promouvoir un « bon usage » des outils numériques. De ce point de vue, le numérique amplifie bien certaines questions éthiques déjà existantes. Cela nécessite de réitérer certaines valeurs, certains principes fondamentaux dans le champ d’action particulier que crée le numérique. Mais est-ce que l’éthique du numérique n’est qu’une éthique des usages, c’est-à-dire une éthique appliquée ? Est-ce que le numérique ne poserait pas des questions éthiques, des dilemmes qui lui sont propres ?

L’aspect normatif du numérique : vers une éthique de l’attention

Le numérique n’est pas neutre et crée des normes. Ce postulat s’inscrit dans la lignée de Melvin Kranzberg, historien des techniques qui affirmait que « la technologie n’est ni bonne, ni mauvaise. Elle n’est pas neutre non plus1 ». Pour illustrer cette thèse, nous pouvons nous appuyer sur le célèbre juriste américain Lawrence Lessig, qui a écrit un ouvrage précurseur en 1999, « Codes et autres lois du cyberespace », dans lequel il affirme également que le code informatique n’est pas neutre. Sa formule la plus célèbre est « code is law », signifiant ainsi que le code informatique à une force équivalente à celle de la loi.

Nous avons pourtant tendance à croire que toute technologie est neutre, et qu’elle sera « bonne » ou « mauvaise » selon l’usage que l’on en fera. Certes, mais elle peut aussi avoir un impact positif ou négatif sur nous, sur nos sociétés, indépendamment de nos usages. Pour Lawrence Lessig par exemple, le web est une norme en soi qui prône des valeurs bien spécifiques qui sont le partage, l’ouverture, la libre diffusion de contenu… Ce sont justement ces normes, ces valeurs propres au web qui vont venir interroger nos propres référentiels normatifs (lois, codes, principes éthiques…).

Toujours pour Lessig, le droit de la propriété intellectuelle est incompatible avec les valeurs d’ouverture et de partage prônées par le web. Autrement dit, il y a un conflit, un dilemme entre deux référentiels normatifs. Selon lui, il faut alors adapter, assouplir le droit de la propriété intellectuelle si l’on veut profiter des potentialités positives du web : c’est ainsi qu’il a proposé le Creative Common, une licence  qui permet aux auteurs et artistes de protéger leur droit tout en étant assuré d’une large diffusion sur le web.

Quand le normatif interroge l’éthique…

Mais l’aspect normatif du numérique n’interroge pas seulement le vaste appareil normatif qu’est la loi, il interroge également l’éthique. Prenons un exemple encore plus évident : la norme première qui ressort du numérique pourrait être la connexion. Dans une moindre mesure, nous pourrions voir d’autres normes comme : la géolocalisation, la traçabilité ou encore la mémoire des outils numériques.

Il est intéressant de constater que nous avons inventé d’autres normes pour rééquilibrer ces aspects normatifs du numérique perçus comme étant plus « négatifs ». Par rapport à la connectivité permanente, nous avons inventé le droit à la déconnexion. Concernant la mémoire des outils numériques, nous avons inventé le droit à l’oubli, le droit au déréférencement.

La non-neutralité du numérique oblige à une certaine attention d’ordre éthique. Cela suppose :
– de s’interroger sur comment on peut adapter/assouplir nos référentiels (droit propriété intellectuelle) par rapport aux normes produites par la technologie, pour ne pas brimer les potentiels positifs des outils numériques ;
– de se demander s’il faut créer d’autres référentiels (éthiques ou de droit) pour rééquilibrer les normes produites par les technologies qui auraient un impact perçu comme étant plus négatifs pour les individus (connectivité permanente, mémoire, référencement versus droit à la déconnexion, droit à l’oubli…).

Une éthique de l’attention…

Cet aspect normatif du numérique doit faire l’objet d’une éthique de l’attention qui pourrait mettre au jour ces dilemmes entre normes produites par le numérique et nos propres normes ou systèmes de valeurs. Mais cette éthique de l’attention risque de ne pas être suffisante, car si, comme le dit Lawrence Lessig, le code régule, et s’il régule mal, si les intentions des codeurs ne sont pas en adéquation avec une certaine éthique, il sera difficile de réguler ou de rééquilibrer cet aspect normatif a posteriori.

Ainsi, le numérique crée bien des questions éthiques qui lui sont propres puisqu’il génère à lui seul un appareil normatif équivalent à celui de la loi.  Outre l’éthique de l’attention, y a-t-il d’autres éthiques du numérique qui permettrait de répondre à cet aspect normatif ?

L’éthique by design, l’éthique de l’interaction et de la réception

Une forme d’éthique que nous appellerons « l’éthique by design », semble être une approche intéressante. Aujourd’hui nous avons des difficultés à traiter certaines problématiques a posteriori comme par exemple  la protection des données personnelles, compliquée à garantir dans l’ensemble complexe que dessine le numérique.

Selon Patrick Tucker2, l’anonymat est devenu aujourd’hui « algorithmiquement impossible ». L’une des solutions les plus viables qui s’offre à nous pour répondre à cette question semble être la privacy by design. Ce concept développé par Ann Cavoukian3, consiste à intégrer les principes de protection de la vie privée dès la conception des outils, dans leur architecture même. Ce concept est longtemps resté de l’ordre d’une réflexion éthique, avant de devenir un principe de loi (puisqu’il est aujourd’hui intégré dans le projet de règlement européen sur la protection des données personnelles).

L’éthique by design peut ainsi s’inspirer de cette forme de pensée. Elle pourrait ainsi consister à prendre en considération le plus amont possible de la conception, et dans le suivi d’une innovation technologique, les questions éthiques et les questions d’acceptabilité sociales. Cela suppose  d’intégrer des valeurs éthiques dans la conception même des outils numériques (applications / code informatique…).

L’éthique by design se réfère ainsi à une forme d’éthique du code. Elle pose par exemple la question fondamentale du choix : à quel moment est-il judicieux de laisser la main à l’utilisateur sur un paramétrage concernant la visibilité de son profil, concernant le partage de ses données etc. ?

Nous pouvons également nous inspirer du métier de designer pour comprendre ce qu’implique cette notion de « design ». En effet, le designer est déjà en soi dans une posture éthique, puisqu’il a pour mission de projeter l’interaction future qu’il y aura entre l’utilisateur et la technologie.

C’est ce que soutient également le philosophe Peter-Paul Verbeek en affirmant que l’éthique de la technologie doit s’attacher à la qualité de la relation entre l’homme et la technologie. Il défend l’idée selon laquelle « les designers sont […] des éthiciens en pratique, utilisant la matière plutôt que les idées comme intermédiaires de la morale4 ». Le designer imagine l’appropriation par les usages, imagine la réceptivité des utilisateurs. C’est pourquoi, l’éthique by design tend naturellement vers ce que l’on pourrait appeler une éthique de l’interaction et une éthique de la réception.

Cette idée venant du design manque à l’éthique du numérique. Pourtant nous aurions tout intérêt à réintroduire cette éthique by design, avec son éthique de l’interaction, et de la réception, puisqu’aujourd’hui plus que jamais, le client et l’expérience client sont au centre des stratégies numériques. La perte de confiance dans les services numériques est un risque bien réel pour les entreprises. Remettre au centre la réception éthique des utilisateurs et des clients fera sans aucun doute partie des grands enjeux du numérique et pourrait même devenir un facteur de différenciation sur le marché.

Des éthiques du numérique ? Des usages à l’action en passant par le design et l’attention…

L’éthique des usages du numérique apparaît clairement comme une éthique appliquée du numérique, certes essentielle mais insuffisante. S’il est important d’interroger les usages et les comportements à l’ère numérique, nous manquons peut-être encore de réflexion sur ce qui a fait naître ces comportements. L’espace numérique repose sur des présupposés qui ne sont peut-être pas suffisamment interrogés.

Nous avions donné au début une définition de l’éthique qui porte sur les principes d’action : Mais avec le numérique, au-delà de l’action, il faut penser l’interaction, la réception. Et à défaut de penser cette éthique en amont, by design, il sera toujours temps de pratiquer une éthique de l’attention.

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1 Melvin Kranzberg, première loi de la technologie. Society for the History of Technology, 1986.
2 Rédacteur en chef de la World Future Society
3 Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario
4 P.P.Verbeek, Moralizing Technology : Understanding and Designing the Morality of Things, University of Chicago Press, 2011, p.90

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