Diner Philo pour « regarder le numérique autrement »

11 mai 2016 | ACTUALITÉS, Entreprises et cultures numériques

De la 3ème révolution du signe à l’humanité dans… 5000 ans !

Ce grand écart temporel entre les révolutions du signe et… l’humanité dans 5000 ans, fut le menu proposé par le CIGREF pour inaugurer son premier « diner philo » ! L’invité était  Alexandre Lacroix1, philosophe et auteur de l’ouvrage « Ce qui nous relie ».

Dirigeants et DSI, bien que concrètement préoccupés au quotidien de transformation numérique, avaient répondu nombreux à cette invitation originale, leur proposant cette pause philosophie pour « regarder le numérique autrement ».

Un premier regard sur notre époque contemporaine…

Alexandre Lacroix explique : « l’exercice auquel je vais me livrer consiste à utiliser des outils philosophiques pour regarder quelque chose qui nous concerne de près, la révolution numérique et la révolution du Web. L’idée est de mobiliser les concepts de la tradition pour prendre la mesure de cet événement. Vous l’avez compris, mon métier consiste à me poser des questions sur le monde contemporain… ».

Le philosophe poursuit en évoquant deux façons d’appréhender l’époque contemporaine. Celle souvent véhiculée par les médias, une vision assez pessimiste et qui semble assez partagée : « Nous y voyons que nous sommes promis, en Europe, à une sorte de stagnation, à une sorte de déclin. Nous avons même l’impression de vivre la fin de notre histoire, un peu comme les citoyens d’Alexandrie dans la grande période hellénistique, et nous avons l’impression d’être arrivés au bout d’une civilisation ».

Il poursuit en disant qu’il existe une autre façon de regarder notre temps : « une façon à mon avis tout aussi juste, mais plus enchantée, et en tout cas plus intéressante. C’est de considérer que nous avons la chance d’avoir vécu une révolution assez importante, la révolution de la communication, la révolution technologique ».

Pour situer cette période, il choisit comme date représentative l’invention du web par Timothy John Berners-Lee en 1989 : « Sans être informaticien, ma vision d’observateur permet de mesurer tout ce qui a changé. Dans tous les métiers, les gens ont dû réapprendre leurs propres pratiques, leurs propres usages. Les nombreux métiers rassemblés ici ce soir, la banque, le transport, l’énergie, la pharmaceutique… tous ces métiers ont été vraiment profondément touchés par cette révolution numérique […] et à l’extérieur de cette sphère professionnelle, les mœurs aussi, ont été profondément modifiées. La manière dont nous nous rencontrons, dont nous nouons des liens constants d’amitié et d’amour, dont nous communiquons à l’intérieur d’une famille, dont nous échangeons avec nos amis, tout cela a changé ! Il est très rare, dans l’histoire, de voir une révolution technologique arriver et modifier aussi rapidement un nombre aussi important de sphères d’activités publiques et privées. C’est pour cela que je pense qu’il n’est pas exagéré de dire que nous avons vécu la troisième révolution du signe. C’est le point de départ de mon livre ».

La troisième révolution du signe

Pourquoi la troisième ? Alexandre Lacroix explique que la première révolution du signe remonte à 3500 ans, c’est l’invention de l’écriture : « l’écriture, au départ était une technologie. Une technologie assez rudimentaire, qui consistait à utiliser des bouts de roseaux coupés pour laisser des empreintes dans des tablettes d’argile… ». Pour la seconde, il faudra attendre l’invention de l’imprimerie « cette révolution due à l’imprimerie va avoir des effets sur le commerce et sur le monde de la banque. Elle va permettre l’impression de la monnaie, par exemple. Mais aussi le rapport à la religion, donc à la vérité, va être profondément modifié ».

Pourtant, le philosophe explique que cette seconde révolution, si importante soit-elle, l’est certainement moins que la troisième révolution du signe que nous vivons actuellement. Celle-ci est d’une ampleur incroyable : « elle concerne toutes les sphères d’activités, tous les continents, presque toutes les classes sociales. Nous sommes presque trois milliards d’humains connectés. Presque toute la population active de la planète est en train d’être connectée. Et la connexion progresse beaucoup plus vite que la démographie. Elle a un impact historique extrêmement fort. C’est un objet à penser qui excède presque nos capacités d’intellectualisation tellement il est vaste ! ».

Il ajoute que resituer ces évolutions dans le long terme, permet d’éviter de croire qu’elles ne sont qu’une affaire de technique : « ce qui est en jeu, c’est la manière dont nous déposons des traces de notre passage sur Terre, de nos activités, au cours des échanges ».

Pourquoi s’interroger sur
« ce qui nous relie » ?

Dans son ouvrage, Alexandre Lacroix a mis en exergue cette citation de Nietzsche, extraite de « Humain, trop humain » en 1878 : « la presse, la machine, le chemin de fer, le télégraphe, sont des prémisses dont personne n’a encore osé tirer les conclusions pour mille ans ». Il explique que « dans cette liste, la presse c’est l’information, la machine c’est la reproduction mécanique d’un mouvement, le chemin de fer, c’est le transport, le télégraphe c’est la communication. Nous voyons que Nietzsche a presque repéré un faisceau de technologies qui dessine déjà ce que nous connaissons : quelque chose qui concerne de près le réseau. C’est d’ailleurs aussi ce qui fait le lien et ma présence ici ! Je vois dans cette citation une invitation à être audacieux, c’est-à-dire à essayer de se projeter dans mille ans par la pensée. C’est évidemment délicat et difficile, mais c’est intéressant d’essayer de déboucher l’horizon par la pensée… ».

Le philosophe insiste sur l’idée que l’on soit capable de proposer l’image de ce que sera 2100, sans parler de l’an 3000 ! Est-ce que la seule image que l’on puisse proposer est celle d’une série de catastrophes climatiques avec, ici et là, des fanatiques qui se dressent ? Autrement dit une image apeurante de l’avenir ? Cette image témoigne de notre impuissance à configurer l’avenir, ce qui en soi est grave.

Il propose de prendre un chemin de pensée plus concis pour en faciliter la conceptualisation, à travers les rencontres de personnages qu’il considère comme des acteurs historiques intéressants de la révolution numérique. Le premier de ces personnages qu’il évoque est Julian Assange, qu’il a rencontré pour Philosophie Magazine « afin de discuter de la manière dont le réseau avait remodelé certaines grandes notions de la philosophie politique classique ». Selon lui, l’Etat, les citoyens, l’espace public, l’espace privé, sont en train d’être remodelées, retravaillées par le réseau. Il explique que Julian Assange « porte en lui-même une idée universelle, une sorte d’idée qui, une fois sortie des coulisses de l’histoire et portée sur la scène, c’est pour toujours ! Pour comprendre d’où vient l’action de Julian Assange, il faut regarder un peu en arrière, remonter à la naissance de l’espace public, au 18ème siècle. Elle est relayée, garantie par les ancêtres de la presse, les salons littéraires, les salons intellectuels, les lieux de discussion où toutes les décisions du souverain peuvent être remises en cause ».

Un espace public mondial…

Le philosophe rappelle la formule d’Emmanuel Kant « toutes les actions relatives au droit d’autrui dont la maxime n’est pas susceptible de publicité, sont injustes » et précise : « la formule est transcendantale comme le droit, c’est-à-dire qu’elle ne dit pas ce qui est permis et ce qui est interdit ». Il faut comprendre qu’une action n’est conforme au droit que si l’on décide de la rendre publique. « Ce que nous voyons apparaitre avec le réseau, c’est la naissance d’un espace public mondial. C’est très important, parce que nous sommes face à beaucoup de défis politiques ou de problèmes politiques transnationaux, globaux. L’humanité n’est pas un corps politique. Il n’y a personne pour représenter l’humanité, par exemple sur un problème comme la pollution. Nous voyons bien que nous sommes dans l’impuissance à agir puisque c’est transnational, global. Mais l’humanité n’est pas un corps politique et elle n’a pas de représentant. Je ne pense pas que l’humanité deviendra un corps politique d’un coup de baguette magique. Néanmoins, l’existence d’un premier espace public transnational et global est une sorte de pas dans cette direction ».

On peut regarder l’Etat comme un ordinateur, une machine qui traite de l’information, avec des données qui entrent, d’autres qui sortent. Il y a longtemps que les Etats prélèvent des données d’état civil et autres, sur les particuliers, les entreprises. Ils émettent aussi des informations. L’idée d’Assange était simple : « si nous regardions le flux de données, celles qui rentrent et celles qui sortent ? Il y en a qui ont l’air de rester bloquées dans la machine. Celles-là, ce sont celles qui sont intéressantes. Il faudrait inventer une lutte pour la démocratie qui consisterait à aller les chercher ».

Pour Alexandre Lacroix, « nous avons changé d’ère, nous entrons dans une ère intéressante, parce que la politique va se faire de plus en plus par l’information. Notre génération a grandi dans une société qui correspondait à la société du spectacle, c’est-à-dire où l’information existait. Mais disons qu’elle était suffisamment centralisée et contrôlée pour que ce soient toujours les mêmes qui donnent leur avis ou leur vision, ou leur version, des faits. Nous sommes dans un monde plus instable, plus inquiétant, plus intéressant. A mon avis, nous sommes passés de la société du spectacle à la société de l’information ».

Un outil de surveillance et de contrôle

Le philosophe évoque un second personnage qui est au cœur de son enquête. C’est Peter Thiel, le premier investisseur de Paypal, le premier investisseur de Facebook. Il nous emmène du côté des outils de surveillance : « le paradoxe de cet espace public transnational, où il est possible d’agir par la publication d’informations, c’est que ce support technologique est aussi l’outil de contrôle et de surveillance le plus puissant jamais mis au point ».

Selon lui, il est difficile de penser cette ambiguïté, de la technologie. Mais il faut y penser comme une ambivalence. Le web est un outil de libération et de démocratie, de transmission du savoir, de mise en circulation des savoirs, c’est aussi un outil de surveillance et de contrôle.

Peter Thiel l’a intéressé au sens où il se trouve au milieu de deux courants philosophiques relativement peu connus en France ou en Europe, mais influents dans la Silicon Valley. Ce sont d’un côté le libertarisme et de l’autre le transhumanisme.

Le libertarisme, c’est un projet politique souhaitant créer une société sans Etat ou avec le moins d’Etat possible. L’Etat ne pourrait pas s’immiscer dans les décisions personnelles. Tant que l’on ne fait pas de mal à autrui, on peut faire ce que l’on veut de soi-même : « dans un monde libertarien, la politique devrait quasiment disparaître. Les individus sont libres, nouent des contrats entre eux, toute morale est suspendue, toute notion de bien public est suspendue ». Ce qui régit les relations dans un Etat (utopique) libertaire, ce sont les contrats privés que passent les individus entre eux.

Pour Alexandre Lacroix, le second courant philosophique de Thiel, le transhumanisme est moins bien pensé et beaucoup moins construit que le libertarisme. Il agrège toutes sortes de déclarations d’individus qui assurent que nous allons vivre mille ans, le discréditant ainsi de l’intérieur. On peut le définir ainsi : « Dans son expression la plus simple, c’est l’idée de ne poser aucun frein à la recherche médicale, qu’il s’agisse de thérapie touchant à la génétique, aux cellules souches, aux prothèses, etc. Ne poser vraiment aucun frein, et donc utiliser tout ce que nous savons faire dans le domaine de la technologie pour allonger la vie humaine ».

Le concept de singularité technologique

Il explique que le transhumanisme est marqué par un concept extrêmement influent : la « singularité technologique2 ». L’idée est que l’humanité va bientôt créer une machine plus intelligente qu’elle-même. Une machine plus intelligente que tous les hommes !

Pour en arriver là, deux chemins possibles :
– le premier consiste à éveiller les machines, soit en mettant les machines en réseau, soit en construisant une entité et une intelligence artificielle très fortes.
– le second passe par une hybridation, c’est-à-dire par une connexion du cerveau humain à du réseau, des processeurs, des puces, et tout ce qui permettrait d’en augmenter les capacités.

En 2005, Ray Kurzweil, directeur de la génétique Google, a publié un livre qui fut un best seller : « La singularité est proche ». Le principe de la singularité technologique est que les hommes ne seront plus capables de construire les machines ultérieures : « Ce sera une machine qui les construira, et elle les créera exponentiellement. Elle va construire des machines plus puissantes qu’elle-même, qui construiront des machines encore plus puissantes. Ainsi le progrès technologique va permettre à des intelligences artificielles de prendre en main beaucoup d’aspects de la vie des sociétés humaines, transports, finances, etc. Tout sera autogéré par des machines de plus en plus puissantes… ».

Nous quittons ainsi l’histoire humaine pour aller vers l’histoire post-humaine. Dans la Silicon Valley, une petite entité « l’Université de la Singularité » travaille sur ces questions. « On peut avoir l’impression que Ray Kurzweil dit n’importe quoi quand il parle de singularité technologique, ou qu’il trace un paysage de science-fiction quand il parle de l’humanité du futur. Pourtant, des investissements commencent à porter des fruits. Il suffit de considérer les prouesses de l’impression 3D, de l’impression de fibres musculaires, l’impression de cartilages, l’impression de peau. Certains disent que bientôt, quand un organe sera malade, il pourra être scanné, puis réimprimé avant d’être réimplanté. Pour le moment, demeure le problème de vieillissement du cerveau… ».

Que sera l’humanité dans 5000 ans ?

Cela implique la naissance d’une société nouvelle, où l’on sait que beaucoup d’informations sont collectées sur les individus. Mais qu’en sera-t-il des informations biométriques ? Nous sommes au bord de quelque chose qui est difficile à appréhender pour nous : « nous croyons encore que l’intelligence humaine est inscrite pour l’éternité. C’est donc compliqué pour nous. Déjà que nous n’avons pas encore compris l’évolution biologique, alors s’il faut penser évolution biologique modelée par la technologie, cela fait beaucoup pour nos intelligences de philosophie organiques ! ».

Et si nous n’étions plus une communauté humaine unique, mais des ensembles de communautés avec des humains comme nous, classiques, héritées de nos ancêtres du Néolithique… Il y aurait des humains plus ou moins comme nous, mais augmentés technologiquement, par des prothèses, de la robotique, du réseau. Il y aurait aussi des humains modifiés génétiquement, ou encore des croisements de ces différentes possibilités.

Une des questions importantes qui se pose alors touche à la perte d’un référent unique (l’humain) qui définit l’humanité sur laquelle on peut asseoir un socle juridique valable (aujourd’hui, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme).

Alexandre Lacroix conclut  « Si ce scénario-là se réalise, alors nous perdons l’unité de l’humanité. Nous perdons le socle concret sur lequel nous sommes assis, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. C’est pour cela que certains philosophes traditionnels sont tellement opposés à ces manipulations génétiques, tel que Kant avait interdit « L’homme ne doit jamais être utilisé comme un moyen, l’homme doit toujours présenter une fin en soi ».

Au-delà, sans référent unique à une définition de l’humanité, le socle juridique sur lequel elle repose n’existe plus. Proclamer que « tous les hommes sont libres et égaux en droits », n’est valable qu’en droit mais pas en pratique. Mais en droit, cela vaut parce qu’effectivement, les différences physiologiques ne sont pas telles que nous puissions nier cette égalité : « si demain, nous avons des créatures ayant des capacités cognitives, des longévités, des forces musculaires, complètement différentes, dans quelle zone allons-nous nous situer ? Comment unifier juridiquement cette humanité plurielle ? C’est une question pour l’avenir, une question prospective mais qui n’est pas inintéressante » !

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1 Le philosophe Alexandre Lacroix est Rédacteur en chef de « Philosophie Magazine » et enseigne l’écriture créative à Sciences Po
2 Par analogie avec la théorie de la relativité (l’intensité du champ gravitationnel d’un trou noir est telle qu’elle rend impossible l’échappement de matière ou de rayonnement). L’idée est que lorsqu’on approche de la singularité technologique, l’histoire est abolie, le progrès technologique s’autogère par des machines toujours plus puissantes, et nous sortons de l’histoire humaine pour entrer dans l’histoire post-humaine

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