Le colloque sur « l’Intelligence Economique au défi de la culture numérique », organisé en partenariat entre le CIGREF et le SCIE (Service de Coordination à l’Intelligence Economique), s’est tenu à Bercy dans l’impressionnant sanctuaire de l’économie et des finances françaises.
A l’ordre du jour, point question de « triple A », mais « d’IE », outil d’autant plus nécessaire aujourd’hui que sa finalité est d’optimiser et de veiller à la compétitivité des entreprises françaises. L’intelligence économique est une politique publique, ce que rappelle Claude Rochet (Conseiller scientifique, Directeur du laboratoire de recherche et de la formation en Intelligence Economique du SCIE) en introduction : « nous aurons une présentation croisée des pratiques, des réflexions du CIGREF du point de vue des entreprises, et de ce que fait l’Administration, notamment l’Administration des ministères économiques et financiers, voir comment nous sommes à même d’intégrer le numérique dans les pratiques d’intelligence économique… ».
Intelligence économique, une vie avant le numérique !
Après avoir évoqué « la co-évolution nécessaire entre les politiques publiques et la dynamique des entreprises pour développer de nouvelles pratiques managériales », Claude Rochet souligne : « il y a eu une vie, et une vie administrative avant le numérique ! L’administration de ce ministère, sous Colbert, avait déjà développé l’horizontalité à l’occasion du développement, en France, de la réception de la législation sur les brevets en 1474 à Venise ».
Il ajoute : « La législation sur les brevets se développa sous l’influence de la philosophie de Francis Bacon (1561 – 1626), puis plus tard celle de Blaise Pascal (1623 -1662) en France, de Jean-Baptiste Vico (1668 – 1744) en Italie. Cette législation va mettre l’accent sur l’importance de la gestion de la connaissance dans le développement industriel. Il y aura une politique de protection de l’invention qui se traduira par les monopoles d’exploitation, une ancêtre des brevets, octroyé par l’Académie des Sciences. Pour valider l’invention, il fallait faire travailler toutes les administrations ensemble et y associer ses partenaires scientifiques et économiques. On avait déjà inventé la collégialité, et l’intégration de l’inventeur, l’intégration de l’expert, dans le processus de validation.
Aujourd’hui, quand on nous dit d’intégrer le client final, de travailler horizontalement, c’était déjà fait à l’époque, et sans le numérique ».
Claude Rochet précise que la veille aussi se pratiquait déjà au 18ème siècle. Il cite l’exemple « des voyages métallurgiques diligentés par le bureau du commerce de Daniel-Charles Trudaine qui, constatant le retard qu’avaient pris les mines françaises face aux mines anglaises envoya Gabriel Jars http://fr.wikipedia.org/wiki/Gabriel_Jars qui a lancé cette mode des voyages métallurgiques. Il voyageait en Angleterre, et était capable, en dix minutes, de faire la visite d’un atelier d’en faire le schéma… »
A l’ère numérique, on va aborder « la capacité à faire des liens, la souplesse des modèles d’affaires et des organisations, comment bâtir des organisations intelligentes, comment nos nécessaires structures peuvent évoluer sachant que plus on évolue, plus on s’inclut dans ce phénomène qu’on appelle « la dépendance de sentier ». Nous sommes dépendants de notre manière d’apprendre, de notre manière d’organiser. Il faut donc toujours conjuguer l’histoire et l’innovation.
La nouvelle problématique est de « bâtir des organisations intelligentes dans le privé et dans le public, de faire ces dynamiques comparées, qui ne sont pas les mêmes, mais qui poursuivent le même but, une complémentarité, et de cette complémentarité, une opportunité de co-évolution et d’innovation. Le thème d’action s’écrit à partir de 4 P : Partenariat Patriotique Public Privé, qui va se décliner en co-apprentissages, apprendre de nos expériences comparées ».
Intégration du numérique dans les pratiques d’intelligence économique
Claudine Mesnard, Chef du département de l’e-communication et des outils de veille au Service de Coordination et d‘Intelligence Economique, précise le contexte : « l’un des axes de la Politique Publique d’Intelligence Economique (PPIE) est de mener une veille stratégique sur les évolutions et les défis auxquels est confrontée l’économie française ».
Elle mentionne la circulaire du Premier ministre du 15 septembre 2011 sur l’action de l’Etat en matière d’intelligence économique. Concernant la veille stratégique, il est écrit : « l’Etat doit disposer d’outils de veille et de réseaux humains d’information sur les évolutions économiques d’intérêt majeur et sur les risques et menaces pesant sur les entreprises… les informations (qui sont ainsi collectées) ont pour but d’informer et d’alerter les hautes autorités de l’Etat…, afin de faciliter la prise de décision en matière économique… ».
Les ministères économique et financier se sont dotés d’un système de veille : le système E-Veil. Pour reprendre l’expression d’un directeur de Bercy : E-Veil permettra « d’instiller la nécessaire intelligence de l’information, au service d’un Etat agile et à l’écoute ». L’Etat est aussi « vigie, stratège et facilitateur. Cette plateforme E-Veil doit aider à la maîtrise de l’information stratégique pertinente, celle qui permet à nos dirigeants d’anticiper et de prendre la bonne décision au bon moment ».
Claudine Mesnard précise l’objectif du système E-Veil qui est de « mutualiser les sources d’informations pour faciliter la recherche, la collecte et la diffusion de l’information pertinente. Cela paraît simple, mais c’est une grande nouveauté ». Cette démarche commence à Bercy-même, puis ses services déconcentrés, ainsi « on initie en ce moment l’expérimentation avec les DIRECCTE, les Directions Régionales des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi, où se trouvent nos chargés de mission régionaux à l’intelligence économique ».
Pour E-Veil, le principe essentiel est « l’humain au cœur du projet, parce que, aussi automatisé et puissant soit-il, l’outil de veille ne reste qu’un auxiliaire qu’il convient de maîtriser. Et c’est l’homme, c’est l’humain qui rendra l’application plus intelligente ». E-Veil représente aussi un enjeu pour la modernisation de l’Etat et des méthodes de travail de l’administration :
– Valoriser l’expérience et les compétences individuelles et collectives des agents. Ce que l’on cherche, c’est exploiter la totalité des compétences des agents, y compris celles acquises dans des précédentes fonctions.
– Développer la collaboration inter directionnelle grâce à la création de réseaux de communautés d’utilisateurs et de réseaux de compétences, au partage de bonnes pratiques.
– Favoriser la productivité, gagner en efficacité car c’est un outil qui automatise la recherche de l’information, ce qui est un gain de temps humain précieux.
Une des conditions du succès E-Veil repose aussi sur le facteur organisationnel. « Tout outil de veille a un effet structurant ; il faut donc anticiper son arrivée, adapter la structure d’accueil, la doter de personnes formées à cet effet. Une charte de gouvernance et un kit de déploiement ont ainsi été mis en place pour accompagner la conduite du changement dans les administrations. Un gros effort en matière de formation est aussi engagé ».
Le dispositif est intégré au cœur du système d’information. « C’est un choix, politique et stratégique, essentiellement pour maîtriser les sources et les circuits, et aussi parce qu’on voulait s’intégrer dans la politique globale de sécurité du ministère. Le SCIE a une vocation, et un positionnement transversal à Bercy, il est le maître d’ouvrage de ce projet. Il y a tout autour une gouvernance ministérielle, avec un maître d’œuvre et un administrateur du système, également dans un positionnement transversal à Bercy. La maîtrise d’œuvre, la maîtrise d’ouvrage ainsi que cet administrateur fonctionnel sont rattachés au Secrétaire Général de Bercy. E-veil est un gros chantier qui nécessite un temps nécessaire d’appropriation (au métier, au dispositif, aux méthodes et bonnes pratiques, à l’outil) ».
Le métier de veilleur stratégique
Claudine Mesnard précise que « être veilleur requiert des qualités humaines, curiosité, sens critique, esprit de synthèse, analyse, culture du partage… Aussi bien sûr le respect des règles de déontologie à cause de la confidentialité de l’information sensible. Il doit également avoir une préoccupation en matière de droit de propriété intellectuelle. Dans le cadre de ce projet, Bercy s’est doté, en 2010, d’une fiche métier, le métier de « veilleur stratégique », qui figure désormais au référentiel des métiers de Bercy. C’est aussi une nouveauté ».
Tout Dirigeant est responsable de ce qu’il choisit d’ignorer !
C’est sous cet angle un peu provocateur et mystérieux que Jean-François PEPIN, Délégué Général du CIGREF et Vice-président de l’Académie de l’Intelligence économique, a choisi d’évoquer l’angle managérial de l’Intelligence Economique confrontée au défi de la Culture Numérique. Il rappelle que « pour le CIGREF, l’ambition de ce colloque est de décrire les nouveaux enjeux de l’IE d’Entreprise face au défi du numérique, et d’en détailler les impacts tant sur le management stratégique des organisations que sur le comportement des dirigeants ».
La question qui se pose alors, « s’il parait vain de vouloir régler « aujourd’hui » les problèmes de « demain » avec les solutions « d’hier », quelles seront les nécessaires évolutions du leadership managérial induites par les nouvelles pratiques de l’IE d’Entreprise face au défi de la culture numérique ? ».
L’intelligence économique d’entreprise comme mode de gouvernance
Pour aborder la dimension managériale de l’IE, Jean-François Pépin a choisi cette définition de l’intelligence économique : « …un mode de gouvernance dont l’objet est la maîtrise de l’information stratégique et qui a pour finalité la compétitivité de notre économie et la sécurité de nos entreprises » car cette définition apporte la notion essentielle de « mode de gouvernance ».
Il précise que « la Gouvernance attire l’attention sur la pluralité des acteurs, relevant de logiques différentes qui interviennent dans le processus d’action collective. Elle invite à considérer l’action collective en prenant en compte l’enchevêtrement des niveaux d’actions (Etat, Territoire, Entreprises, société, etc.) tout comme celui des différentes « parties prenantes » au sein de l’entreprise. Les enjeux majeurs de cette gouvernance – que l’on pourrait qualifier de compétitive – reposent très largement sur de nouvelles ressources intangibles liées à la capacité d’innovation et à la maîtrise de compétences stratégiques telles que la recherche de l’information, la gestion de la connaissance, sa mobilisation rapide dans les processus de production et la coopération volontaire entre les différentes parties prenantes. Au schéma du pouvoir fondé sur l’autorité et la hiérarchie, le concept de gouvernance oppose la confiance et la coopération. Elle favorise les analyses en termes de participation et de coordination et va de pair avec les notions de partenariat et de consensus stratégique ».
L’intelligence économique d’entreprise : 3 convictions managériales
Pour la dimension organisationnelle de l’entreprise numérique, Jean-François Pépin retient 3 caractéristiques majeures à l’intelligence économique d’entreprise. « Le dirigeant doit disposer de quelques compétences spécifiques :
- La première, maîtriser l’information stratégique. Car si l’information n’est pas le cœur de métier de l’entreprise, elle est néanmoins au cœur de tous les métiers de l’entreprise. Elle est le lien virtuel qui les relie, les assemble.
- La seconde, optimiser la décision. La décision rationnelle, qui paraît si naturelle et si évidente au pays de Descartes, est en fait un mythe. La décision est donc sous influence. Déjà dans les années 1950, Herbert Simon soulignait que la rationalité du « décideur » était limitée et que la « bonne décision » ne pouvait résulter que d’une série d’itérations heuristiques qui ne pouvait parvenir qu’à une décision « adéquate », mais en aucun cas à une décision rationnelle dans l’absolu.
- La troisième, mobiliser l’intelligence collective. Les coopérations intellectuelles ne se résument pas à favoriser une réflexion collective (émettre ou recevoir une information). Il s’agit plus subtilement de passer d’une hiérarchie de pouvoir à un réseau de savoir afin de créer les conditions d’une réelle communication collective, en vue de co-construire une connaissance partagée ».
Entreprise numérique et Culture numérique
Le CIGREF définit l’Entreprise Numérique dans son ouvrage éponyme, comme « Une entreprise numérique est une entreprise qui a une vision numérique et un plan numérique pour toutes les dimensions de son modèle d’affaires. Elle développe avant tout les savoir-faire et les savoir-être qui vont faire l’entreprise numérique de demain ». Pour Jean-François Pépin, il s’agit donc bien « d’une démarche globale pour l’entreprise qui vise à développer la création de valeur par le numérique, c’est-à-dire par les usages personnels et professionnels des technologies numériques. Cette mutation vers l’entreprise numérique sera donc portée naturellement par les femmes et les hommes de l’entreprise, par le développement d’une culture numérique d’entreprise ».
Fort de cette conviction, le CIGREF, dont la nouvelle mission est dès lors de « Promouvoir la culture numérique comme source d’innovation et de performance », a osé une première définition pour la « Culture Numérique », après avoir réfléchi de concert sur la notion de culture numérique avec la Chaire des Cultures Numérique de l’Université Laval (Québec), dirigée par Milad Doueihi, historien des Religions qui se définit comme « numéricien ».
Définition que révèle ici le Délégué Général du CIGREF : « La culture numérique est une des composantes d’une nouvelle civilisation, qui place l’homme – et non plus la machine – au cœur d’un nouvel espace d’échange et de partage de contenus ; un espace hybride et sans hiérarchie, qui permet une mobilité permanente entre le réel et le virtuel, promet un accès total et continu au savoir, et transforme les modes de communication, le lien social, les représentations identitaires et les valeurs ».
Culture numérique et Intelligence Economique sont une affaire de management
Jean-François Pépin s’interroge ensuite : « l’Intelligence Economique alliée à la Culture numérique sont-ils les nouveaux leviers de la gouvernance compétitive d’Entreprise ? Si oui, Quel sera leur impact commun sur le métier de dirigeant et sur les modes de management des firmes ? Le monde numérique est un univers de communication, d’influence et de leadership. L’influence numérique se caractérise comme une attitude, une posture de dialogue interactif et permanent avec les parties prenantes. Dès lors, au CIGREF, nous sommes convaincus que L’Intelligence économique se doit d’ancrer ses pratiques dans la culture numérique ».
Pour conclure, il relève « qu’en France le débat autour de l’Intelligence Economique d’Entreprise, balance souvent autour de deux injonctions paradoxales : « naïveté » ou « paranoïa ». La première traduit un excès de confiance, tandis que la seconde entraîne une surestimation démesurée des risques. Entre « naïveté » et « paranoïa », se trouve certainement le cliquet de ce qu’il faudra bien appeler dorénavant : une faute managériale, car au sein de ce nouvel écosystème numérique… Tout Dirigeant est responsable de ce qu’il choisit d’ignorer ! ».
Avec le numérique, l’accéluction en action !
Si l’intelligence économique peut être tracée dans l’histoire depuis le 15ème siècle, comme l’a souligné Claude Rochet, le Professeur Ahmed Bounfour, Université Paris-Sud, Rapporteur et Coordinateur du Programme international de Recherche CIGREF – ISD, se projette dans l’avenir avec les travaux de la Fondation CIGREF qui, à travers son programme de Recherche « Information Systems Dynamics », réfléchit au design de l’entreprise numérique à l’horizon 2020.
Que seront les entreprises en 2020 en faisant l’hypothèse que les systèmes d’information, maintenant numériques, vont jouer un rôle fondamental dans cette transformation ? Les équipes du programme de recherche travaillent autour de cinq dimensions : stratégique, sociétale, organisationnelle, réglementaire et technologique. « L’objectif est d’identifier, dans les évolutions en cours, à la fois en France et au plan international, un certain nombre d’éléments d’émergence, de signaux plus ou moins faibles, susceptibles de nous aider à forger un concept pour l’entreprise numérique de 2020 ».
Les premiers projets de recherche de la Vague A, initiés en 2009, ont planché sur les modèles d’affaire, les pratiques émergentes, l’organisation du travail et la dimension RH.
Les projets de recherche de la seconde vague B ont déjà été sélectionnés et ils sont en cours, portés par des institutions à la fois européennes, chinoises, américaines, afin de ne pas avoir un point de vue qui serait, par exemple, celui de l’ouest par rapport au reste du monde. De même, l’organisation du Comité scientifique a cherché à respecter les équilibres culturels. Dans le même esprit, la Fondation CIGREF a eu le souci d’ouvrir les projets à des équipes différentes de l’ouest, du nord, du sud, etc. mais également à des approches multidisciplinaires : sociologiques, anthropologiques, et autres.
Les résultats des premiers projets de recherche
Les projets de la « Vague A » « ont déjà permis de faire quelques hypothèses sur les modèles d’affaires émergents, de se demander si la question générationnelle est pertinente ou pas, mais aussi si les méthodes de travail sont en train de changer. La mise en perspective des projets, une des façons de les considérer, se trouve autour des notions d’émergence, de tensions, et autour de la relation spatiale et temporelle ».
Ces 10 premiers projets ont livré un certain nombre de signaux extrêmement intéressants. Parmi les éléments d’émergence, il y a une extraordinaire extension du champ de la création et de la production de valeurs. « Si l’on regarde les notions spatiale et temporelle, on voit qu’il y a au moins un espace très large de création de valeurs, qu’il y a des concurrences complémentaires… ».
Le Professeur Bounfour évoque entre autres « un projet piloté par HEC Mines, a étudié deux entreprises, une purement numérique, et une « classique ». Ce que montre le projet en termes d’émergence, c’est la plasticité des business model de l’économie numérique, et qu’il y a une tension entre la collaboration et le contrôle où, contrairement à un discours dominant, la collaboration n’a pas un caractère généralisé et ubiquitaire. Il y a dans les entreprises une grande tension entre les aspects verticaux et les aspects horizontaux. La collaboration et le contrôle sont des choses extrêmement vivantes, et qui sont en tension. De la même manière, il y a co-création de valeurs avec le client, ce qui n’est pas nouveau, parce que le marketing l’avait déjà mis en évidence il y a déjà une vingtaine d’années ».
A titre d’exemple, le projet « Use of Smart Phones for organizational Coordination » de l’Université Hanyang de Corée du Sud, « est une étude extrêmement détaillée de la façon dont les entreprises, en Corée, utilisent les Smartphones pour faire de la coordination en différenciant bien entre les gens qui font du marketing, des gens qui font de l’administration, des gens qui font de la R&D, etc. Ce projet montre qu’il y a différenciation des usages par type de fonctions et que les entreprises ont tout intérêt à dessiner des solutions en fonction de cette différenciation ».
Les premières conclusions de ce travail de recherche international, que l’on peut retrouver sur le site de la Fondation CIGREF, « c’est qu’il faut raisonner en termes d’espace de création de valeur multiples. Deuxièmement, il y a des éléments d’accélération numérique, et de contraction de l’espace temps. Troisièmement, l’intérêt de revisiter un certain nombre de concepts dominants, notamment l’un d’entre eux qui est toujours dominant au sein des organisations, celui de Lean Management-Production. On retrouve la plasticité/liquidité qui a été analysée par Zygmunt Bauman, sur un autre plan dans Liquid Modernity. On a un espace extrêmement liquide, et même si l’entreprise est au milieu, peut-être n’est-elle déjà plus au milieu, il y a quelque chose d’extrêmement ouvert. Cette ouverture présente beaucoup d’opportunités, mais également d’énormes risques en termes de pilotage et il faut trouver un nouveau management. Autrement dit, on a épuisé l’espace des frontières classiques et naitront en chaine de nouveaux espaces. Ces espaces sont extraordinairement facilités par le numérique. Le concept d’Accéluction vise à dire qu’il faut tirer parti de cette multiplicité d’espaces dont le numérique facilite, de manière extraordinaire, l’interconnexion. C’est ce que recouvre le concept d’Accéluction que je propose ».
En conclusion, le Professeur Bounfour précise : « On peut dire que l’Accéluction est une façon, conceptuellement, d’inciter l’intelligence économique à être encore plus attentive aux aspects de production accélérée des liens avec, par ailleurs, l’accélération des risques et des opportunités apportée par ces liens multiples ».
D’une gestion par l’information à une gestion par les liens
A travers l’expérience vécue au sein de son entreprise, Régis Delayat, Président du Cercle IE CIGREF et DSI de SCOR évoque l’évolution de l’intelligence économique dans le contexte de transformation numérique que l’on vit aujourd’hui.
Le métier de SCOR, société de réassurance, c’est de porter des risques, c’est de prendre des risques. Dans ce contexte, l’intelligence économique est donc un élément clé de sa stratégie : « On positionne l’intelligence économique au cœur de nos métiers, au cœur de l’activité du groupe Scor pour le développement et la compétitivité du groupe. Cela se matérialise par la mise à disposition d’une information fiable, précoce, auprès d’un certain nombre d’abonnés. Une enquête nous a permis de mesurer quel était, pour nos métiers, l’apport de l’intelligence économique ».
Pour Régis Delayat, « c’est l’usage de l’information que l’on met à la disposition des experts métiers qui va transformer une information en intelligence. On parle alors d’intelligence économique. L’intelligence, elle provient du rôle de l’homme, elle vient de l’apport de l’expert. Lorsque l’on reçoit une demande des métiers, on construit le thème de veille avec les métiers, de sorte que l’on puisse ensuite collecter le plus intelligemment possible l’information, détecter les signaux faibles. Cette information est collectée automatiquement, puis on y ajoute une couche de validation de pertinence qui reste manuelle, faite par une équipe qui gère l’intelligence économique. On a créé une marque, SCORWatch, derrière laquelle on décline un ensemble de services, notamment le Daily News, qui est diffusé tous les jours à l’ensemble des collaborateurs du groupe et qui remonte un certain nombre d’informations sur notre écosystème».
Les transformations qui s’opèrent avec le développement du numérique
En tant que Président du Cercle IE du CIGREF, Régis Delayat remarque que « ces transformations sont multiples et de diverses natures. Le périmètre de l’entreprise est modifié. Les frontières de l’entreprise se déplacent et s’étendent au travers de partenariats avec les clients, avec les fournisseurs. On vit un écrasement du temps et des distances. On parle jours/semaines et non plus mois/années. La mobilité, là aussi, on enfonce des portes ouvertes, on vit une hyper-connectivité, tout le monde veut être connecté un peu n’importe où, à n’importe quel moment, à partir de n’importe quel média, pour n’importe quel type de service ! La génération Y a des comportements spécifiques et elle apporte forcément des transformations pour l’entreprise qui doit assumer des frontières de plus en plus floue entre les environnements personnels et professionnels ».
Pour lui, « on passe d’une logique de produit à une logique de services et de solutions de plus en plus aidée voire portée par les systèmes d’information, par le numérique. La prévision est de plus en plus difficile et nos systèmes d’information sont sollicités pour essayer de réduire les niveaux d’incertitude et d’apporter le maximum d’éléments pour améliorer nos décisions. Ces mutations sont nécessairement source de transformation pour l’intelligence économique. Ces évolutions sont caractérisées par un certain nombre de tendances fortes, comme une demande accrue et une plus forte individualisation ».
Gestion des liens
Les sources d’information se multiplient, elles se sont aussi dispersées et désinstitutionnalisées, au travers des réseaux sociaux, des publications individuelles auxquelles tout le monde peut aujourd’hui avoir accès. Cela renforce la difficulté de validation, de pertinence et d’assurance de fiabilité des informations auxquelles on accède. « L’intelligence économique devient de plus en plus participative, elle est quelque part animatrice de communautés au sein de l’entreprise, créatrice de liens entre les différentes communautés entre les différents métiers au sein de l’entreprise ».
Comment développer des nouvelles pratiques managériales ?
Quel est l’impact de l’intelligence économique, quel est l’impact du numérique sur nos pratiques managériales, quel est le défi du numérique ? Pour répondre à ces questions, Jean-François Phelizon, DGA de Saint-Gobain, auteur de l’ouvrage Cyberstructures relève qu’il est particulièrement difficile de répondre dans cet environnement qui bouge. Pour lui, toutes les recherches, comme celles de la Fondation CIGREF, qui visent à identifier ce que pourrait être l’entreprise de 2020 sont particulièrement intéressantes. Il y a 10 ans, qui aurait imaginé la place prise par les iPhone et iPad, par Facebook, Twitter ou autres Wikileaks ?
« D’autres outils, certainement révolutionnaires, apparaîtront dans les années à venir, dont nous ignorons complètement l’existence aujourd’hui, mais qui vont nous paraître tout aussi évidents que ceux qui viennent d’apparaître. Ces outils vont accélérer la profusion d’informations, mais la profusion d’informations ne rend pas plus intelligent. Il est exact que l’homme cultivé du 18ème siècle avait beaucoup moins d’information qu’aujourd’hui, ce n’est pas pour cela qu’il était moins intelligent ! ».
Jean-François Phelizon revient sur la notion d’entreprise numérique en précisant que « le mot compétitivité doit quand même être remis au centre de nos propos. N’oublions quand même pas qu’une entreprise est là pour gagner de l’argent ! ». Il précise que les systèmes d’information ne sont plus une activité support, mais bien une activité cœur de métier, ce qui représente un changement profond. « Autre changement profond, à mon sens, c’est qu’il y a de moins en moins de frontières entre l’informatique professionnelle et l’informatique privée ».
Mieux comprendre les systèmes d’information
Pour Jean-François Phelizon, l’entreprise doit relever un certain nombre de défis. le premier défi à relever est de prendre la mesure des limites de l’outil, aujourd’hui omniprésent. « L’histoire éclaire un peu le futur ». Il invite à se rappeler que « si un microprocesseur est quelques millions de fois plus rapide aujourd’hui qu’il ne l’était il y a vingt ans, mais il ne sait pas faire plus de choses… En fait, en matière de systèmes d’informations, je crois qu’il faut se rappeler que tout n’est pas possible, mais que souvent les décideurs ne le savent pas… Mieux comprendre les systèmes d’informations, mieux comprendre leurs aptitudes, c’est comprendre les outils, les limites de cet outil extraordinaire qu’est l’informatique et l’ordinateur d’une manière générale. C’est un outil extraordinaire qui peut faire énormément de choses mais qui ne peut pas tout faire ».
Le système d’information crée des structures
Le second défi que les dirigeants d’entreprises doivent relever c’est de « comprendre que cet outil crée des structures. Quand on dit que les informations ne sont pas structurelles, elles le sont toujours en réalité ! Derrière, il y a de la pensée figée. Il y a un programme, quelqu’un qui a, à l’avance, établi quel type de question pouvait être posé, quelle nature de l’information devait être intégrée… Il est important de se rendre compte que cette pensée étant figée elle crée une structure, un cadre de pensée en dehors duquel il n’est pas toujours évident de s’échapper. La structure d’une entreprise, c’est presque la structure de son système d’information. Si le système est bien conçu, l’entreprise est compétitive, si le système n’est pas très bien conçu, c’est un vrai handicap et en tout cas, c’est un défi ».
Le défi des réseaux
Jean-François Phelizon s’inscrit dans le prolongement de ce qui a été souligné quant à la dimension humaine et de réseau de l’entreprise numérique. Pour lui, le réseau de l’entreprise « facilite un travail transversal, mais nous vivons tous quand même dans des structures qui sont hiérarchisées et c’est vrai qu’il y a une tension de plus en plus visible entre la manière de travailler en transversal et la manière de travailler en hiérarchique. Je ne pense pas que la hiérarchie va disparaître, donc il faut arriver à faire co-exister les deux. C’est un défi de faire cohabiter ces nouvelles formes d’expression, ces nouvelles formes de relations, avec une structure qui existe, une structure hiérarchique qui existe, aussi avec une frontière. Une entreprise a une frontière par rapport à l’extérieur. Elle vient un peu en inversion de phase avec le fait que le jeune qui rentre considère qu’il est normal qu’il puisse continuer à dialoguer par exemple avec ses anciens collègues étudiants, même sur des sujets professionnels ».
Définir une stratégie numérique
Pour le DGA de Saint-Gobain, le défi le plus important est de définir une stratégie numérique : « si l’on accepte le fait que les Systèmes d’Information sont un cœur de métier, que l’information économique, que l’intelligence économique sont essentiels, si l’on constate que la frontière entre le professionnel et le privé disparaît, alors, une entreprise complètement différente apparaît, où tout est numérique… La communication devient numérique, les relations humaines deviennent numériques… La stratégie numérique, c’est définir ce que va devenir l’entreprise ou ce que l’on veut qu’elle devienne dans ce monde nouveau dont les prémices nous ont été un peu définis par le Professeur Bounfour et les travaux de la Fondation CIGREF ».
Et lutter contre un ralentissement de la réactivité…
Le défi le plus important pourrait-il être de devoir lutter contre un ralentissement inéluctable de la réactivité des structures ? « Un programme s’accommode mal du changement, et je crois qu’il freine, dans certains cas, la réactivité pourtant indispensable de l’entreprise… il faut arriver à développer des systèmes d’informations, ou un système d’intelligence économique, qui soit adaptable, qui réserve une part de spontané aux procédures pérennes qui sont mises en place… c’est un défi que seuls les DSI peuvent relever… Comment arriver à rester souple dans un système qui est figé ! ».
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La synthèse de la seconde partie de ce colloque « l’intelligence économique au défi de la culture numérique », sera mise en ligne prochainement, avec notamment la Table ronde sur le thème « Optimiser le leadership de la fonction SI dans le monde numérique », animée par Pascal Buffard, Président du CIGREF, Dominique CUPPENS, DSI Réseau Ferré de France, François GUYOT, DSI Corporate, PLASTIC OMNIUM, Jean-Marc MONTI, DSI du Groupe SAUR, Maurice MEYER, DSI Alstom Transport.
Et les interventions du Coordonnateur ministériel à l’Intelligence Economique (SCIE – Bercy) et de Dominique LAMIOT, Secrétaire général des Ministères.