Suite de la contribution de Roger Nifle, prospectiviste, auteur du « Sens du bien commun » (Editions TempsPrésent).
Logiques structurelles et dynamiques d’évolution des entreprises
Une grande Entreprise Numérique c’est plusieurs centaines ou milliers de communautés et de communautés de communautés. Des équipes permanentes ou temporaires, des groupes de travail, des projets, des partenaires, des parties prenantes, des milieux professionnels, des communautés de marché, des entreprises filiales ou partenaires et bien d‘autres encore. On voit bien que dans le mouvement actuel ce ne sont pas les frontières qui définissent l’entreprise mais une constellation d’activités communautaires imbriquées avec d’autres entreprises, d’autres constellations.
L’idée de faire l’unité uniquement en fonction d’un déploiement conjoncturel est peu compatible avec les inerties et les rythmes des communautés de l’entreprise qui se sentent quelques fois violentées. L’idée de faire l’unité avec un système d’information uniformisant est de plus en plus couteux et vient en conflit avec la flexibilité des communautés et des cultures que l’on ne peut pas étouffer par ce type d’abstraction. L’idée de faire l’unité avec un organigramme optimisé et si possible assez stable pour lui appliquer des modèles standards est de moins en moins pertinente. La question est comment piloter une constellation communautaire dans un monde aussi changeant et avec la montée d’une autonomisation des hommes et des communautés, d’une différentiation des cultures et des valeurs communautaires ? On en a vu quelques aspects : définir une communauté de référence, élucider le Sens du bien commun, établir un référentiel de valeurs, le décliner par appropriations successives, partager les échelles de valeurs associées, évaluer avec ces échelles de valeurs identifiées et partagées au bon niveau… Nous sommes là devant deux problèmes, celui du management et de la gouvernance de l’entreprise communautaire et celui de son évolution structurelle.
Sur ce dernier plan on notera que les rythmes d’évolution sont hétérogènes
A un premier niveau l’évolution des marchés et donc des activités de production et de commercialisation associées doivent coller au rythme des « communautés clientes » et même établir des proximités que les systèmes rigides ne permettaient pas. Il y a donc besoin d’une structure communautaire particulièrement flexible impliquée dans les dynamiques des situations environnantes. La limite entreprise/marché en termes communautaires est même très mobile selon les modèles économiques ad-hoc qu’il faut sans cesse réinventer, réajuster. Cela vaut pour toutes les parties prenantes de ce niveau d’activité.
A un second niveau, c’est le moyen terme qui donne le rythme. C’est celui des stratégies, des grands projets, des investissements, de la capitalisation de compétences, de la formation de configurations d’activités nouvelles, d’une innovation anticipatrice plus que réactive. Pour cela il faut des communautés qui vivent à un rythme plus posé mais aussi qui sont en éveil et en relation avec d’autres communautés de compétences. La maîtrise d’une intelligence collective partagée avec d’autres parties prenantes est primordiale.
A un troisième niveau c’est la pérennité de l’Entreprise en tant que communauté identifiée qui est en jeu, celui de la communauté de référence. C’est là que le Sens du bien commun, les valeurs et la culture propre, la vocation singulière sont essentiels. Pour l’entreprise c’est la communauté permanente qui traverse les conjonctures, les modes, les situations à laquelle elle est identifiée. C’est là que les engagements personnels et collectifs sont les plus durables et que la maturité communautaire est le gage de la capacité de maîtrise des deux autres niveaux.
Les Entreprises Numériques ont donc à associer la solidité du noyau communautaire culturel, la stabilité évolutive des structures d’intelligence collective partagées avec d’autres, la flexibilité des structures opérationnelles impliquées dans les situations du terrain économique et leur mobilité.
Ces trois plans hiérarchisés et structurellement différentiés permettent de construire une nouvelle maîtrise d’ensembles communautaires extrêmement complexes que seront dorénavant les Entreprises Numériques communautaires mais aussi chaque communauté qui les constituent.
Le management communautaire et la gouvernance de l’entreprise
La mutation des entreprises ne va pas sans remise en question profonde du management. Le traitement des situations amène à la maîtrise des situations. Ce n’est pas la même chose qu’au temps du traitement de l’information ou de la communication où nous sommes encore. La mutation c’est un changement de regard, de paradigme et le développement d’ une trajectoire nouvelle en conséquence. De ce fait le management des situations a toujours existé sans qu’on le mette au premier plan, ce qui est à changer maintenant. Manager est un nouveau métier, réclame de nouvelles compétences, un rééquilibrage des anciennes.
Il s’agit du management communautaire. Le «community management» qui semble porter sur des communautés en ligne, réseaux sociaux, communautés virtuelles est du même type que le management d‘équipes. Le second implique plus évidemment la performance mais on sait que c’est une socio-performance, que ce soit pour l’équipe elle-même ou pour la communauté d’entreprise à laquelle elle participe. La configuration plus ouverte des communautés d’activité et des entreprises fait que le champ de la communauté équipe s’étend pendant que les communautés en ligne vont acquérir une maturité plus grande en accédant à un autre âge de développement. Du coup le management communautaire et ses critères de socio performance va se généraliser.
On peut donner quelques indicateurs de ce qui fait la cohérence et la performance d’une communauté engagée. C’est ce qui en défini les critères de concourance pour y participer.
- Unité de Sens ou direction axée sur le « Sens du bien commun » son incarnation et son partage
- Unité de contexte avec une information partagée et appropriée pour constituer un univers commun
- Unité de développement pour partager les mêmes buts et des trajectoires convergentes permettant des évaluations partagées
- Unité d’identité interne et externe situant chacun dans l’ensemble au travers d’une vision, de représentations partagées et d’une communication permanente entre toutes les parties prenantes
- Unité d’action au travers d’une organisation flexible mais bien structurée
- Unité d’appartenance au travers d’un tissu relationnel riche et bien animé.
Tout cela existe déjà sans être toujours bien maîtrisé et hiérarchisé. Ce sont cependant de nouveaux métiers de management à développer avec aussi des spécialités complémentaires.
Le management communautaire intervient à toutes les échelles. Cependant, un dirigeant peut se trouver en face de communautés et d‘ensembles communautaires de grande envergure. On peut noter alors deux choses. La première c’est qu’il agit au quotidien au travers principalement d’une communauté de proximité, une équipe de direction par exemple. Comme tout manager il peut aussi participer à d’autres équipes qui ont leur management propre. En outre on parlera de gouvernance communautaire lorsqu’on se trouve à une échelle plus grande. En effet si les composantes sont les mêmes c’est à un processus de développement communautaire que l’on a affaire. Ce processus exprime une dimension politique, stratégique et opérationnelle qui ressorti de méthodes de concertation, d’une certaine forme de démocratie responsable par opposition à une démocratie de l’arbitraire des seules opinions.
L’implication dans les situations, dans les affaires communes, les critères de socio-performance, font de la gouvernance communautaire une compétence qui n’est pas éloignée de celle des pays, des régions ou des collectivités dont l’engagement, le développement et l’esprit d’entreprise sont sollicités de plus en plus.
Ainsi le champ du management et de la gouvernance communautaire sont-ils de plus en plus vastes. Ils réclament une compétence de maîtrise des situations simultanément à différentes échelles. Serait-ce possible sans les ouvertures qu’internet a commencé à susciter dans le tissu communautaire des activités humaines ?
Le virtuel est l’avenir de l’Entreprise Numérique
Dans un article paru dans le Wallstreet journal du samedi 20 août Marc Andressen publie un article intitulé «Why Software Is Eating The World». Fort de son expérience de première main dans le monde d’internet il décrit un tableau qui tend à montrer comment les entreprises et les activités sont peu à peu entièrement absorbées par ce qu’il appelle le software. Il a raison pour ce qui est de l’absorbtion du monde ancien dans une réalité nouvelle. Ce qui pêche dans sa vision c’est son assimilation à la généralisation d’un vecteur, décisif certes mais qui n’est q’un moyen accessoire qui ne rend pas compte de la réalité du phénomène. C’est le virtuel qui constitue la base d’une nouvelle réalité du monde dans lequel nous entrons. Nous entrons dans l’ère du virtuel. Reste à comprendre ce que cela veut dire.
Posons d’abord une information peu connue semble-t-il. Virtuel vient de la racine indo européenne « Wir » qui veut dire « homme » dans sa dimension intentionnelle, volontaire. Cette racine se trouve aussi être celle de vertu, virtuose, viril, valeur, courage, volonté. ( Grandsaignes de Hauterives dictionnaire des racines indo européennes Larousse 1948 ) Il faut compléter par ces faits linguistiques étonnants WORLD et WELT sont construit comme WIR – OLD ou WIR – ALT et signifient « âge d’homme ». Nous y sommes avec l’âge du virtuel.
Pour en revenir justement à ce que le développement d‘internet révèle et favorise, il nous faut explorer cette notion de virtuel. Si le terme évoque la fiction, l’irréel, il a été investi aussi de l’idée de mondes artificiels où se tramaient des situations, des rencontres, des relations et aussi des activités humaines, même professionnelles. Est-ce un deuxième monde comme on l’a cru, une seconde vie ? Petit à petit on découvre que ce sont de véritables mises en scène de situations qui doivent être préparées, par exemple pour favoriser un processus pédagogique comme avec les «jeux sérieux» par exemple. Cependant il reste des ambiguïtés à lever.
D’abord les situations «virtuelles» si elles s’inscrivent sur le théâtre d’internet le débordent largement non seulement par la diversité des vecteurs de relations mais aussi par l’implication des dimensions traditionnelles des situations, notamment matérielles. Un commerce virtuel ne vend pas que des images et le développement des moyens de distribution y a été complètement associé. Cette construction de situations d’activités communautaires dont internet à révélé l’importance et la possibilité, touche également toutes les situations même sans internet mais non sans une trame relationnelle suffisante.
L’étude du terme de virtuel découvre qu’il signifie «ce qui est bâti sur des virtualités humaines et qui les véhicule». Les situations d’activité humaine communautaire sont construites sur la mobilisation de virtualités humaines et destinées à les réaliser et éventuellement les révéler. Le virtuel est donc en quelque sorte le réel des affaires humaines. il témoigne des mobiles et capacités humaines et en réalise les potentiels.
Ainsi le traitement des situations est celui de situations virtuelles, de scènes d’action collective à petite ou grande échelle. Internet offre des possibilités relationnelles décuplées et permet de multiplier et diversifier les situations communautaires, les situations virtuelles. Reste à professionnaliser la conception, la construction et le management de ces situations virtuelles, d’espaces virtuels d’activité dédiés.
On découvre que les environnements y sont symboliques et analogiques plus que les copies d’un monde supposé le seul réel. La 3D n’en est pas du tout la norme et les espaces virtuels se construiront comme les cultures, les mondes culturels de toutes les communautés humaines, mi calculés, mi improvisés. Les premières bases d’une ingénierie des espaces virtuels d’activité ont déjà été posées avec l’Humanisme Méthodologique et son ingénierie humaine. Toutes les situations d’entreprises sont appelées à installer et s’installer sur des espaces virtuels dédiés. Le management communautaire s’y exercera et les Entreprises Numériques seront ainsi des entreprises non seulement communautaires mais aussi virtuelles, constituées par des situations mises en scène, dédiées à leurs enjeux et porteuses de l’action communautaire et son management.
Toute activité humaine vue comme activité communautaire se trame dans une une situation que l’on peut dire virtuelle. L’espace virtuel d’activité est un monde communautaire, structuré selon un problématique humaine engagée si possible dans le Sens du bien commun. Comme toute communauté s’inscrit dans des ensembles communautaires l’espace virtuel d’activité s’inscrit aussi dans des constellations d’espaces virtuels d‘activité dédiés où agissent les groupes, les équipes, les communautés de tous ordres et de toutes tailles. L’ingénierie du virtuel répond à l’ingénierie communautaire et relève du traitement des situations. Voilà le chantier qui s’ouvre aux entreprises numériques.
Tous les ingrédients de cette mutation du monde et des entreprises sont déjà là à disposition. Nous en avons donné quelques repères qui peuvent être complétés par les travaux portant sur le concept et la réalisation des espaces virtuels d’activité. Des exemples ont été développés avec le management d’équipes dispersées, la conduite de grands projets communautaires participatifs, de situations pédagogiques expérientielles, En fait, toutes les fonctions, tous les projets, toutes les situations relativement durables sont susceptibles de donner le jour à des espaces virtuels d‘activité. Il suffit maintenant de développer ce type d’ingénierie systématiquement. Simple ! Autant que refaire le monde, un monde d’entreprises humaines.