Contribution de Roger Nifle, prospectiviste, auteur du « Sens du bien commun » (Editions TempsPrésent).
Ce « 2ème Repère » de réflexion Prospective de l’Entreprise Numérique fait suite à « l’entreprise numérique nous est promise »…
La mutation de civilisation dans laquelle s’inscrivent les Entreprises Numériques les soumet à des changements profonds qui dépassent la seule adaptation technologique. Avec le changement de paradigme c’est la vision même de l’entreprise, ses fins et moyens qui sont en jeu. C’est aussi à un changement d’âge de l’humanité et de son intelligence collective que nous sommes invités. Concrètement la compétence maîtresse n’est plus le traitement de l’information que l’on a cru indépassable mais le traitement des situations, situations humaines situations communautaires complexes.
Du traitement de l’information au traitement des situations
Il est arrivé que, dans une vision réductionniste, on ait imaginé tout ramener à l’information et au traitement de l’information.
Tout est information disait-on et, si on a les moyens appropriés, tout peut être traité par des machines ou systèmes de traitement de l’information. Inutile de s’étendre sur le champ et tous les problèmes attachés qui a vu se lever des bataillons de compétences mais aussi des pouvoirs et des normes qui se sont imposées, non sans combats, aux métiers et autres processus de décision. Internet en première analyse, celle du monde informatique, ne faisait qu’apporter de nouveaux problèmes ou exigeait de dépasser le champ des savoir faire existants. On en est venu à parler de société de l’information, de société du savoir assimilant celui-ci à l’accès aux informations devenues accessibles au plus grand nombre. La chienlit pour les milieux informés, informatisés, qui ont prédit bien vite toutes les failles de sécurité qui nous accableraient, un nouveau métier même.
Mais aussi avec l’enthousiasme des néophytes c’est un débordement d’échanges, multimédia même, que l’on a vu envahir le monde. La communication de tous avec tous était permise grâce au nouveau média multimédia. Les professionnels de la communication n’en sont pas encore revenu nous alertant sur les failles dans la communication ; journalistes, contenus scientifiques, débordement des échanges de recettes d’explosifs et autres contenus illicites. En même temps la diversité des modes de communication explosait aussi avec les smart phones et autres vecteurs de communication en ligne comme aussi la télévision, le cinéma, le livre, la vidéo, et bien sûr les éminentes conversations du bavardage mondial et des communications domestiques. Les entreprises découvrant qu’elles étaient des sociétés comme les autres ont pu considérer que le traitement de la communication ne pouvait pas échapper sinon à leur compétence, du moins à leur contrôle. Et après tout, nous ont dit les spécialistes, la communication c’est du traitement de l’information. Seulement il y a un quelque chose en plus qui relève des idées, des langages, des cultures, des interprétations en plus que de la technique.
On en est là. Le traitement de la communication serait en passe de supplanter le traitement de l’information. Après tout, l’entreprise est communication, tout communique y compris les supports matériels et ce entre toutes les parties prenantes. L’image de l’entreprise n’est pas en risque de devenir une simple affaire d’information et internet en interroge la réputation. Voilà, nous en sommes au web 2.0 et l’entreprise se trouve confrontée au maelstrom de la communication, avec la boite de Pandore du web mais aussi une immense aventure d’ouverture au monde et aux individus. Rien ne sera plus comme avant dans le commerce ou le marketing avec les communications de tous avec tous, les risques identitaires où le privé et le public sont sur le même terrain, la rue internet.
Mais voilà que l’intuition et l’analyse prospective se rejoignent à un autre niveau. Ce qui est en jeu et bouleversé par internet ce sont les relations humaines. Si elles sont faites d’information et de communication il y a quelque chose en plus avec la complexité des phénomènes humains relationnels. Dès lors ce sont les communautés humaines et le tissage des relations qui les constituent qui apparaissent comme la grande nouveauté. On voit bien qu’au-delà des échanges ce sont des situations partagées, des affinités partagées, des valeurs partagées, des enjeux partagés qui établissent et font vivre des communautés nouvelles. Certaines sans beaucoup de consistance ou de durée d’autres faisant renaitre des communautés préexistantes, le foisonnement de communautés possibles, y compris de communautés professionnelles ou du moins engagées dans des affaires humaines est considérable.
Le traitement des situations
Alors non seulement les entreprises découvrent que leurs environnements sont communautaires mais elles vont découvrir qu’elles sont elles-mêmes des communautés et des ensembles communautaires, engagés dans des enjeux commun avec leurs différentes parties prenantes. Alors la compétence nouvelle qui va devenir indispensable c’est le traitement des situations communautaires (gouvernance par exemple). Toute situation se révélant bientôt situation communautaire et toutes les affaires humaines, les activités et les métiers se révélant comme des situations communautaires à traiter, le traitement des situations devient le nouvel horizon du développement des entreprises, révélé et réalisé grâce au puissant levier d’internet.
Si le traitement de l’information et le traitement de la communication ont amené des difficultés de changement et même des résistances, il faut s’attendre aussi à ce que le traitement des situations n’aille pas sans difficultés. Alors que faire? Surtout ne pas le réduire à l’existant, au connu. Mais ne faut-il pas renouveler le concept même d’entreprise? Changer de paradigme, se préparer à un nouveau niveau de compétences, à un nouvel âge? Ce qui est sûr c’est que ce n’est pas par une simple adaptation ni même un perfectionnement de l’existant que l’on peut y arriver mais avec une véritable mutation. Personne n’est familier de ce genre d’exercice. Il faut sans doute s’appuyer sur la mutation de civilisation dont l’Entreprise Numérique est une des parties prenantes et ensuite inventer les solutions aux problèmes de demain qui sont déjà posés mais restent peu visibles avec les grilles d’analyses classiques, même avec celles considérées comme avancées, 2.0.
Ainsi il y a trois âges du web qui sont devant nous, trois niveaux de compréhension et de maturité. L’âge de l’information dérivé directement de l’informatique, l’âge de la communication et des médias en pleine explosion (web 2.0), l’âge des communautés qui est en train de se révéler. Plus que des compétences d’adaptation il va réclamer une nouvelle maîtrise des affaires et des entreprises avec le traitement des situations, toujours communautaires. Nous allons d’abord envisager le contexte de la mutation des entreprises et ensuite revenir au traitement des situations avec la question du virtuel, des espaces virtuels communautaires, d’activité collective, d’action commune, d’engagement partagé, d’entreprises donc.