Contribution de Roger Nifle, prospectiviste, auteur du « Sens du bien commun » (Editions TempsPrésent).
Le modèle communautaire
Rien ne peut être pensé et agi sans le situer dans son contexte, celui du monde actuel et du monde qui se prépare. C’est toujours « en situation » que se posent les problèmes, que se trouvent les solutions nouvelles, que se construit l’innovation véritable et fructueuse. La difficulté est celle d’une situation de mutation avec ses troubles et ses crises, ses tentations de régression et de crispation, ses incertitudes entre les tendances antérieures qui se manifestent et les nouvelles tendances peu lisibles. C’est bien le discernement de ces dernières qui est essentiel pour comprendre et bâtir le futur, celui qui a déjà commencé sans le savoir.
Avec l’Humanisme Méthodologique les repères de cette évolution, de la mutation qui se réalise au milieu des crises ont été dégagés. Quelques grandes articulations, indispensables pour « l’Entreprise Numérique » sont données ici.
Le paradigme communautaire
Il s’énonce comme ceci : toutes les affaires humaines sont des affaires communautaires qui relèvent de phénomènes humains communautaires tant pour les déterminer, les comprendre et pour agir. Un Georges Soros a déjà montré comment les phénomènes financiers relevaient de processus humains plus que de mécanismes systémiques qui font eux partie de l’imaginaire humain et sont soumis à ses lois. De ce fait le politique est affaire communautaire, l’économie est communautaire. Les entreprises sont des communautés engagées. Bien sûr c’est toute une ingénierie communautaire qui est nécessaire pour comprendre les ensembles communautaires, la constitution et le développement des communautés, la participation des personnes à différentes communautés.
Ce cadre général des affaires et des activités humaines est confronté à la question du Sens. Il l’est de deux manières, Celle d’abord de la constitution et du développement des communautés qui sont toujours des communautés de Sens qui reposent sur une sorte d’inconscient collectif, leur cohérence culturelle. La deuxième est celle du choix de Sens pour une communauté, le meilleur parmi d’autres qui lui sont possibles. C’est là que vient la notion de Sens du bien commun. Il est le support des valeurs propres de la communauté, le vecteur du développement communautaire. Il détermine aussi le jeu des rapports entre les personnes et les groupes et avec les communautés. Par exemple il articule la culture d’une liberté responsable avec le développement et la performance de l’action. Bien sûr le Sens du bien commun donne sa logique, sa cohérence et les modalités culturelles des processus de gouvernance. En fait toutes les questions auxquelles sont confrontés les individus, les entreprises, les communautés de tous ordres sont « situés » dans un contexte et une logique communautaires spécifiques.
On notera que la culture du bien commun va avec le développement communautaire, celui des parties prenantes de la communauté et avec la capacité d’établir des relations libres et responsables avec d‘autres communautés. Une remarque sur la liberté responsable doit être faite. La liberté suppose la possibilité de choisir n’importe quel Sens et pas seulement le Sens du bien commun. La responsabilité consiste à en assumer les conséquences pour soi et pour la communauté où on se situe et qui en établi les règles.
Le paradigme communautaire apparait à la fois comme un mode d’explication est de compréhension des affaires humaines, différent de ceux relevant d’autres paradigmes, comme un mode de régulation des questions éthiques en rapport avec le développement et le progrès humain, comme une compétence et des modes d’action avancés basés sur le traitement des situations. Tout cela relève de la mutation de civilisation, d’une renaissance qui s’accomplit.
L’Entreprise Numérique ne peut se comprendre en dehors du monde qui vient. Si la méditation du paradigme communautaire est salutaire, c’est l’économie communautaire et l’entreprise communautaire qui sont au premier rang des situations qu’elle a à assumer.
L’économie communautaire
Toute communauté est une communauté économique même embryonnaire et de toutes façons, liée à d’autres communautés elles aussi économiques. L’autarcie totale ou la transparence économique totale sont des vues de l’esprit, non sans dangers, le premier étant de déposséder les acteurs de leur économie ou de les engager dans un repli régressif. L’économie c’est la production et l’échange de biens et services dont on peut établir une valeur commune. Le Sens du bien commun est le critère des valeurs communautaire et, on le voit, le critère de ce qui est «bien» et de ce qui est «service» dans la communauté. Ils s‘évaluent selon ses valeurs, système de valeurs, échelles de valeurs et leur valeur est mesurée de cette manière. Rien de nouveau par rapport à la logique de marché si on assimile le marché à une communauté donnée, qualifiée par ses valeurs propres, différentes de toute autre. On a ici rétabli le rapport entre la valeur et les valeurs, seule issue aux crises qui remettent en question les «systèmes» qui les séparent.
On notera que l’économie communautaire est celle de communautés de proximité, groupes sociaux, petites et moyennes entreprises, celle de communautés de marché communauté culturelles de plus grande ampleur, communautés mondes qui couvrent la planète dans leur domaine propre. Elles sont toutes en relation pour former des ensembles communautaires. Il y a de nombreuses conséquences de l’économie communautaire notamment sur le plan financier celui de la monnaie qui sont des instruments de « crédit » c’est-à-dire de confiance mutuelle. Les questions d’éducation, de formation, d’exercice de compétences sont aussi des affaires communautaires à dimension et fonction économiques. La vocation économique d’une communauté n’est pas étrangère à sa vocation générale et au développement approprié qu’elle peut viser.
A ce stade on notera que le développement du phénomène communautaire avec Internet bouleverse le champ économique qui se trouve reconstitué autrement. « L’Entreprise Numérique » y est évidemment située mais c’est elle aussi une communauté engagée et construite comme une communauté entreprenante.
L’entreprise communautaire
On aura compris que pour L’Entreprise Numérique il ne s’agit pas d’une simple adaptation des moyens à de nouvelles technologies ni même une simple adaptation au contexte économique. C’est bien d’une mutation qu’il s’agit, d’une compréhension nouvelle pour des enjeux renouvelés, d’une nouvelle intelligence économique assortie de nouvelles compétences, une sorte de refondation. Des entreprises se transforment, renaissent, se constituent si bien que le paysage est progressivement bouleversé au fur et à mesure que se bouleverse aussi le paysage communautaire des économies. L’Entreprise Numérique en est un des acteurs qui devrait suivre mais aussi précéder le mouvement. Qui d’autre que l’entreprenant peut prendre l’initiative, innover, contribuer au développement communautaire dans le Sens du bien commun des communautés concernées? L’exploitation de rentes de situation n’est plus aussi sûr lorsque les situations sont dans un tel bouleversement.
On examinera différents volets de ce qu’est l’entreprise communautaire. Elle a toujours existé mais se révèle à l’occasion.
La communauté d’entreprise, communauté de concourance.
L’entreprise est une communauté entreprenante, communauté de travail, communauté d’investissements, communauté de collaborations, communauté de contributions. Elle s’organise autour d’un but commun mais ce but n’est pas indépendant du monde communautaire auquel elle participe ni indépendant du monde communautaire auquel elle apporte ses biens et services. Mieux il arrive que ces mondes communautaires soient parties prenantes de l’entreprise de multiples façons. De ce fait on se retrouve avec la complexité des ensembles communautaires et non plus avec la simplification qui voudrait que l’entreprise soit indépendante des mondes où elle exerce son activité, marchés, lieux d’implantation, localisation des ressources… Cette dissolution apparente des contours de l’entreprise avec l’implication de multiples parties prenantes peut déboucher sur une confusion générale ou un conflit général d’intérêts. L’ingénierie communautaire offre d’autres perspectives que la normalisation systémique de plus en plus vaine et coûteuse.
L’entreprise d’abord est une communauté identifiable, par elle-même et toutes les parties prenantes. Elle dispose d’une culture propre et de valeurs qui sont les indicateurs de son Sens du bien commun. L’exercice de sa vocation, son développement en sont les enjeux majeurs et qualifient son identité et son unité. Mais cette unité, cette cohérence, ne sont pas une clôture mais sont ceux d’un centre d’initiative et de développement. Cette communauté est elle-même constituée de multiples communautés qui en font un ensemble communautaire ; équipes, entreprises filiales, contributeurs, partenaires, prestataires, actionnaires, etc. Elle est impliquée dans de multiples communautés ; territoires, collectivités locales, nationales, internationales, communautés de marché, groupes, sphère professionnelle, etc. On voit bien que les frontières sont impossibles à établir et que ce sont surtout des centres, sièges ou foyers communautaires qui peuvent être identifiés.
Reste que le lien qui rassemble et uni des personnes et des communautés pour former une communauté entreprenante, une entreprise communautaire est un lien de concourance. La concourance est l’acte de concourir à un même but (projet, stratégie, enjeux), selon un même Sens (du bien commun) dans une même situation (objet, contexte). L’entreprise communautaire est une structure de concourance où la contribution de chaque partie prenante est rapportée à un référentiel commun.
Cependant, pour des entreprises importantes, il reste une difficulté pour identifier la communauté principale ou communauté de référence. En effet une constellation de communautés impliquées aussi dans d’autres ensembles communautaires rend difficile le repérage du « centre communautaire », du foyer auquel se rapporte le lien communautaire. Est-ce une société mère ? Un ensemble de collaborateurs, une équipe dirigeante, un projet temporaire ? Est-ce un groupe d’investisseurs, d’actionnaires, de financiers ? Est-ce un pays, un territoire ? Est-ce un marché, une communauté de clients ? En fait toutes les communautés parties prenantes peuvent être prises comme communauté de référence, centre communautaire identifiant l’entreprise. C’est en fait l’objet d’un choix, d’une décision, le fruit d’une histoire fondatrice ou refondatrice par exemple. C’est un tout autre exercice que celui des structures juridiques et contractuelles, souvent bien peu lisibles. En tout cas c’est la désignation de la communauté de référence qui va déterminer son Sens du bien commun, ses valeurs, ses modes d’évaluation et ses structures de concourance.
L’Entreprise Numérique et ses référentiels de valeurs partagés
Ni une puissance, si un système ni une organisation ne suffisent à identifier et définir l’entreprise. C’est dorénavant la communauté à laquelle elle se réfère qui la constitue et la justifie.
Une question est celle de la motivation, de la mobilisation, de la conscience collective pour constituer une communauté cohérente, dynamique et efficace. On voit que l’unité de base c’est la communauté rassemblée (si possible) autour de son Sens du bien commun. C’est une communauté de valeurs qui en sont les indicateurs. Ces valeurs se formulent de façon complémentaires :
– les valeurs subjectives. Elles expriment de façon qualitative des figures du bien propre à la communauté, des finalités associées.
– Les valeurs objectives. Elles expriment de façon mesurable objectivée, et même quantitative ce qu’il est bien d’avoir, d’obtenir, de réaliser.
– Les valeurs projectives qui expriment les buts qu’il est souhaitable d’atteindre mais aussi les chemins, degrés et étapes intermédiaires pour y atteindre ainsi que les buts ultérieurs.
Le partage d’un référentiel de valeurs soude et mobilise une communauté. Il lui donne ses repères d’évaluation partagée et ses ambitions communes, projets, réalisations, actions, résultats. Seulement il importe pour que le référentiel de valeurs soit partagé efficacement, qu’il soit approprié non seulement à la situation communautaire mais aussi par les membres de la communauté et leurs responsables. L’idéal pour cela c’est qu’ils soient élaborés de façon participative, dans le langage et avec les référents culturels de la communauté.
On comprend qu’une difficulté se présente pour l’entreprise. Il lui faut un référentiel général pour l’ensemble communautaire pour avoir une unité et une cohérence de l’entreprise et sa dynamique humaine. Cependant, les termes dans lesquels un référentiel général peut être formulé ne touche pas les situations locales particulières qui ne s’y retrouvent pas réellement. La solution c’est de faire retraduire un référentiel général par chaque communauté spécifique pour le faire dans son langage et dans sa situation spécifique. Dans la mesure où le référentiel général est élaboré à partir d’une élucidation du Sens du bien commun alors on a bien une unité de Sens et une diversité de référentiels de valeurs. La méthode des référentiels de valeurs partagés (MRVP) basée sur ces principes permet d’établir ou renforcer, l’unité la cohérence et la mobilisation de l’entreprise communautaire aussi complexe et diversifiée soit-elle. Ce n’est plus au système d’information ou au statut juridique que l’on doit confier l’unité et la cohérence de l’entreprise communautaire mais au partage des valeurs autour du Sens du bien commun et ce de manière différentiée selon les multiples communautés parties prenantes et leur situation. On notera une autre approche plus identitaire du référentiel de valeurs partagé avec une traduction de celles-ci selon trois dimensions. La dimension rétrospective, la dimension introspective et la dimension prospective. C’est la structure le plus à même de construire une identité collective mobilisatrice (Méthode de l’identité culturelle prospective MICP).
La responsabilité sociale et la socio-performance de l’entreprise
On traduira tout de suite responsabilité sociale par responsabilité communautaire. Dès lors c’est le problème posé à chacun, à chaque communauté, à chaque entreprise dans son rapport a une communauté de référence. Le Sens du bien commun rassemble dans le même Sens et détermine une trajectoire de développement à laquelle chacun doit concourir. C’est cela sa responsabilité qui accompagne sa liberté, s’engager dans une concourance au développement communautaire, par la production de biens et services notamment.
Vient alors une notion qui reste moins exclusivement morale que celle de responsabilité et lui donne une consistance partageable c’est la notion de socio-performance. La socio-performance est la mesure de la contribution au développement communautaire, engagé dans le Sens du bien commun. Toute performance ne vaut et ne s’évalue que par la socio-performance à laquelle elle contribue. Cela devient le critère d’évaluation général qui s’applique par exemple à l’entreprise, à ses collaborateurs et ses parties prenantes, à ses partenaires, aux projets, mais aussi aux actions, aux moyens, aux ressources.
La socio-performance se rapporte évidemment à une communauté de référence en situation. La même action ne vaut pas de façon identique pour des communautés différentes ni pour des situations différentes dans la même communauté. C’est évidemment un moyen indispensable à la maîtrise des enjeux de toute entreprise et les méthodes d’évaluation de la socio-performance sont à généraliser. Comme toute évaluation c’est à un système de valeurs, un référentiel de valeurs que cela doit être rapporté. On le comprend intuitivement mais on continue souvent à faire des évaluations sans poser les échelles de valeurs pertinentes, partageables et culturellement significatives.