Traquer les éléphants blancs du monde numérique

27 août 2013 | ACTUALITÉS, Entreprises et cultures numériques

Prendre des décisions, faire des choix est un exercice récurrent tout au long de notre vie quotidienne. Cela commence par… décider des jeux à la récréation, puis du menu au restaurant, de l’achat de son prochain smartphone, d’un chemin à prendre, d’une orientation professionnelle, de la personne avec qui l’on va vivre… Parfois, cet exercice inhérent à la nature humaine peut s’avérer complexe, voire risqué tant les paramètres à considérer peuvent être imbriqués, ou même contradictoires !
De décisions en décisions, certains ont progressivement choisi de se frotter davantage encore à cette complexité : les dirigeants d’entreprise…
Est-ce que le fait de professionnaliser le mécanisme de prise de décision rend celle-ci moins aléatoire, plus sereine et surtout plus sûre ? Pas toujours… 

Comment certaines décisions peuvent être absurdes…

Le sociologue Christian Morel décrit dans son livre : « les décisions absurdes », les mécanismes de grandes erreurs de décisions. Il explique comment le raisonnement de l’être humain procède d’une démarche heuristique1. Schématiquement, celle-ci procède d’une probabilité de réussite se rapportant à un fait antérieur traité de façon similaire, plutôt qu’à un examen réel des probabilités.

Globalement, l’homme, du fait de cette rationalité subjective, raisonne peu en termes de probabilité. L’intelligence humaine a donc une forte propension à commettre des erreurs de raisonnement dans la façon d’envisager les probabilités. Spontanément, l’homme a plutôt tendance à réfléchir en termes de confiance globale ou de non-confiance. Ainsi, en fonction de ses choix de confiance, il peut attribuer à diverses situations ou problèmes, des probabilités très élevées (ou l’inverse), qui sont de fait disproportionnées par rapport à leurs probabilités réelles. C’est l’exemple de quelques ingénieurs qui estiment nulle la probabilité qu’une vague de froid se reproduise en Floride. Cela les conduit à décider de poursuivre le lancement de la navette Challenger, tout en sachant que les joints de la navette ne résistent pas au froid…

Le principe des décisions absurdes relève aussi parfois de quelques subjectivités comme par exemple la notion d’éloignement du risque dans le temps. Ce ressenti aura pour effet de réduire la perception rationnelle de ce risque, voire de la gommer complètement. Un autre type de subjectivité fait occulter le bon sens populaire prévenant pourtant que : « cela n’arrive pas qu’aux autres ». Mais l’individu se pense comme une exception échappant à la fatalité. Le fait que les rois égyptiens continuaient à se faire enterrer dans des tombes avec leurs trésors en sachant que nombre d’autres tombes avaient été précédemment pillées, illustre ces deux notions : ils pensaient que cela ne leur arriverait pas à eux, ou alors dans un futur si lointain que cela le plaçait hors de perception.

Parmi les mécanismes mentaux du processus de décision, Christian Morel cite également le fait de « concevoir une solution par proximité dans le temps ou par similitude présumée entre la cause et l’effet ». Les individus raisonnent avec la perception de leur vécu ou encore en fonction de ce qu’ils voient le mieux. C’est aussi selon ce principe que l’on attribue plus facilement la responsabilité d’un problème à une personne qu’à un processus : parce qu’il est plus facile de voir ce qui est concret (la personne est concrète, le processus reste abstrait). Le concret est aussi plus disponible que l’abstrait, donc plus saillant pour l’intelligence humaine.

Dans le prolongement de cette notion de décalage de la perception, on peut ajouter que l’on a parfois tendance à considérer différemment une même chose sur notre échelle de valeur : selon qu’on la convoite, qu’on la possède ou que l’on est contraint de la reconquérir ! Par exemple, la notoriété, le pouvoir ou une place de leader sur le marché… Ce décalage de perception peut coûter fort cher à ceux qui en sont victimes.

Bricolage cognitif et raisonnement rudimentaire

Pour le sociologue, effectuer un choix sans analyse, à partir de suppositions, d’aspirations ou de quelques autres subjectivités, conduit à ce qu’il appelle le bricolage cognitif. Autrement dit à une succession de raccourcis mentaux, d’a priori rudimentaires, très loin d’un raisonnement analytique rigoureux. Or, les erreurs de décisions produites par un tel bricolage cognitif peuvent s’avérer fatales. Elles conduisent en effet à des actions réelles comme par exemple le lancement de la navette spatiale Challenger, avec l’issue fatale que l’on sait.

Le bricolage cognitif peut aussi amener à des actions radicalement contraires au but poursuivi. On n’obtient pas seulement un écart, mais un renversement complet du résultat espéré : tomber en panne de carburant avec une réserve d’une heure, couper le réacteur sain d’un avion et rester sur le réacteur en panne, heurter un navire pour lui laisser le passage…

Une des particularités du bricolage cognitif est le plus souvent la persévérance dans l’erreur : l’individu persiste et signe… Il inscrit ses décisions dans la durée, fussent-elles contraires et absurdes.

La nature du raisonnement rudimentaire

Une des explications données par Christian Morel à la prise de décisions absurdes, est que nos raisonnements rudimentaires de type « enfantin »2 (perceptif et intuitif) ne disparaissent pas totalement quand nous devenons adultes. Normalement, ils sont progressivement inhibés pour laisser intervenir la compétence analytique et déductive. Mais ce blocage naturel peut faire l’objet de régression. Le raisonnement rudimentaire peut ressurgir occasionnellement, lorsqu’un contexte libère son inhibition. On peut aussi retrouver chez un même individu un mélange de processus intuitif enfantin et de type scientifique rationnel. Dans ce cas, l’individu peut rester obstinément sur sa position, même envers et contre la preuve analytique.

Une forte charge mentale ou de stress peut contribuer à lever chez un individu l’inhibition des processus enfantins et substituer le bricolage cognitif rudimentaire à son intelligence analytique. Cette substitution peut être déclenchée par un événement, un changement de contexte, une tension psychologique…

La décision qui va conduire l’individu à « marquer contre son camp » relève aussi parfois d’une perte de sens remplaçant l’autolégitimation de l’action à sa finalité. Autrement dit, nous fait considérer l’action comme un but en soi : construire un pont non pas pour franchir la rivière, mais pour le plaisir de le construire. Et tant pis si le pont va servir à l’ennemi contre lequel on lutte…

L’éléphant blanc ou la réalité masquée !

Dans le cadre des décisions absurdes dues à ces erreurs de représentation décalée de la situation réelle, les personnes sont intellectuellement convaincues qu’elles sont dans le vrai. Par mimétisme, le groupe accentue souvent le phénomène, parce qu’incapable d’objectiver la situation. Un dirigeant d’entreprises évoque dans ce cas ce qu’il appelle le syndrome de « l’éléphant blanc » : l’éléphant désigne l’erreur énorme qui ne devrait échapper à personne. Et « blanc » parce qu’elle reste invisible, comme le réacteur sain qui se déguise en réacteur endommagé dans le mental des pilotes. Cette vision travestie de la réalité a piégé de nombreux managers compétents et expérimentés.

« La réalité subtile se présente aux yeux de l’homme, masquée par des reliefs grossiers qui trompent son attention ».

Les dirigeants numériques doivent décider aujourd’hui dans un monde peuplé d’éléphants blancs…

Si la réalité peut être masquée aux yeux d’un dirigeant par des reliefs grossiers issus de son propre intellect, que dire lorsque les reliefs ne sont pas subjectifs, que ce sont ceux de tout un monde indéfini, fluctuant, imprévisible ? Que dire, quand les dirigeants, tous les dirigeants, doivent désormais « traquer des éléphants blancs » dans un univers dont la mue numérique n’offre d’autre réalité que celle d’une chrysalide mystérieuse, quasiment impénétrable ?

Eclairer la réalité…

Pour réduire le nombre de décisions absurdes, toutes les initiatives susceptibles d’éclairer la réalité, d’anticiper ses possibles métamorphoses, sont bonnes à prendre. On peut citer celle de la Fondation CIGREF, dont le programme de recherche vise à « mieux comprendre comment le monde numérique transforme nos vies et nos entreprises ». Plus précisément à tracer le design de ce que pourrait être l’entreprise à l’horizon 2020. La Fondation a déjà livré « les Essentiels » de ses deux premières vagues de projets de recherche.

Autre initiative destinée à permettre aux « aventuriers du numérique » de mieux appréhender la réalité numérique : le CIGREF propose un angle de vue plus global, celui de la nouvelle Culture Numérique dans laquelle doit désormais s’inscrire l’entreprise. C’est sur ce champ culturel bouleversé que les dirigeants doivent décider, anticiper. Ils ne sont pas seulement face à des évolutions technologiques rapides, parfois imprévisibles, de nature à « masquer la réalité », mais aussi face à des humains eux-mêmes transformés par l’usage de ces technologies numériques et mobiles.

Pour revenir sur les mécanismes proprement dits de la prise de décision, dans le tome II « Décisions absurdes, comment les éviter », paru en 2012, le sociologue Christian Morel propose quelques pistes pour aider les dirigeants à traquer les « éléphants blancs » ! On notera que quelques-unes des « métarègles de la fiabilité » qu’il préconise, peuvent parfaitement cohabiter avec les processus participatifs émergeant de la Culture Numérique, telle qu’elle est décrite par l’ouvrage du CIGREF :

  • Faire jouer la collégialité,
  • Rendre indispensable le débat contradictoire,
  • Mettre en place un contrôle du consensus afin de vérifier qu’il n’est pas seulement apparent,
  • Privilégier une interaction fréquente et générale…

Il insiste également sur l’importance de la résilience, autre aspect souligné par le CIGREF. Selon lui, il faut intégrer le fait que le risque zéro n’existe pas : « toute organisation, tout être humain est amené à commettre une erreur. Soit on la considère comme honteuse et on essaie de l’oublier rapidement. Soit au contraire, on la voit sous l’angle de la résilience parce que l’erreur assumée est un des éléments de la fiabilité de l’organisation. On prend alors l’événement comme point de départ pour construire le renouveau. Loin d’être jetée, l’erreur est alors intégrée comme enseignement utile au changement ».


Vidéo réalisée par Xerfi Canal

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Traitement de l’information spécifique à l’intelligence humaine
Selon Olivier Houdé (chercheur en psychologie du développement cognitif), la construction de l’intelligence consiste non seulement à apprendre mais aussi à inhiber, bloquer des stratégies rudimentaires qui entrent en compétition avec son développement.

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