Les usages numériques à l’école du Minitel

5 juillet 2012 | ACTUALITÉS, Entreprises et cultures numériques

Historiens et chercheurs étaient rassemblés à l’Institut des Sciences de la Communication (ISCC) du CNRS autour du Minitel, à la veille de sa disparition programmée le 30 juin 2012, pour un colloque intitulé « 3615 ne répond plus ! La fin du Minitel ». Loin d’être « une veillée funèbre ou quelque simple évènement mémoriel », comme l’a expliqué Patrice CARRÉ (France Télécom Orange), ce colloque d’adieu au Minitel a abordé des notions toujours signifiantes dans le contexte actuel : « convergence, dialogue homme-machine, usages, controverses, ruptures, continuité, modèles économiques… Il a permis un éclairage nouveau sur l’émergence d’une innovation, sa diffusion, sa disparition, voire la transition vers de nouvelles technologies ».

Quel enseignement ou inspiration retenir de l’usage du Minitel pour l’innovation à l’heure du numérique ? 

Facteur humain, une forme d’humanisme technologique

Benjamin THIERRY, PRCE Paris-Sorbonne, IUFM de l’Académie de Paris, Centre de recherche en histoire de l’innovation (co-auteur de « Le Minitel, l’enfance numérique de la France »), explique le processus d’innovation mis en oeuvre, par quelles phases le Minitel est passé avant d’entrer dans les foyers français…

Les utilisateurs ont souvent caractérisé le Minitel comme un objet simple à utiliser. Ses détracteurs l’ont tout aussi souvent caractérisé comme un objet simpliste. Portons un regard à l’intérieur de la « boite noire » du Minitel qui, au côté du modèle économique, représente un des facteurs fondamentaux de la réussite de la « little french box », premier dispositif grand public diffusé dans le monde des technologies de l’information et de la communication. C’est une innovation radicale en termes d’usages puisqu’elle n’a pas de précédent, du fait de sa capacité à être utilisée par des « naïfs » comme le disent les ergonomes, c’est-à-dire quelqu’un qui n’a ni formation ni capacité spéciale.

Une période d’instabilité pour l’innovation

Pour réussir ce tour de force, la Direction Générale des Télécommunication a pu se reposer sur un nombre important d’acteurs différents qui ont mené des vagues de tests avant le lancement national du Minitel. Ces tests vont permettre de prendre la mesure à la fois des attentes et des capacités de l’utilisateur grand public, marqué par une très grande diversité.

C’est une période d’instabilité pour l’innovation, une période durant laquelle la forme des dialogues va évoluer. Plusieurs phases vont se dérouler, elles ont deux objectifs : étudier l’acceptabilité de ces nouveaux systèmes en sondant l’homme de la rue, en essayant de comprendre s’il est prêt à accepter d’utiliser cette innovation radicale. Le second étant de fixer les ensembles interactifs qui vont lui permettre de l’utiliser.

En 1979 sort un document très important. Il impose des contraintes techniques drastiques au sein desquelles les interfaces du Minitel vont devoir s’insérer. Des études prospectives commencent à être diligentées par la DGT, sur la base de sondages réalisés en Bretagne dont le but est de déterminer si les Bretons, qui sont les premiers à être testés, ont une image positive du Minitel. C’est une phase déterminante puisqu’on voit apparaitre dans les réponses les angoisses qui vont parcourir l’ensemble de l’histoire de la télématique. Très étrangement, peu d’angoisses sont liées à la difficulté d’utilisation, mais on aperçoit des peurs collectives qui relèvent plutôt de thématiques sociétales, notamment le risque de fracture générationnelle.

Début 1980, la DGT souhaite mettre les premières maquettes de l’annuaire électronique au contact des utilisateurs, pour tester les réactions à la manipulation directe, ce qui pourrait être la « locomotive des usages ». Cette phase est déterminante, mais représente l’apogée de l’instabilité de cette innovation. Plusieurs types d’utilisateurs sont identifiés, dont un public pionnier comme les ingénieurs ou les personnes intéressés par la technique. La difficulté est de fixer le panel représentatif. Faut-il favoriser les utilisateurs aguerris ou au contraire l’utilisateur novice, ou encore choisir la voie de l’entre-deux ? C’est cette dernière qui sera choisie.

Une autre enquête a été conduite à Vélizy (Essonne), portant non sur l’annuaire, mais sur les services. Elle représente, dans l’histoire de l’interface du Minitel, la phase de questionnement sur l’homogénéisation de la présentation, à une mise en place de règles communes aux différents services permettant une meilleure familiarisation de l’utilisateur malgré une diversité de services. Au cœur de cette phase, un acteur central, l’Office d’annonces, qui était le responsable de la mise en page de l’annuaire papier. Son action a été déterminante sur ce projet d’homogénéisation et dans la réussite du Minitel.

Inventer le dialogue homme-machine

La formulation va être également au cœur des préoccupations puisque le Minitel va être le premier élément technique à s’adresser à un homme ou une femme du grand public. Aujourd’hui la formulation selon laquelle une machine va s’adresser à nous, cela nous semble anodin ! Mais ce sera un point extrêmement discuté au CCEPT, avec des cobayes qui vont être particulièrement rétifs à certaines formulations. Certains sont déstabilisés par des formes d’interaction directe, soulignant qu’il est hors de question qu’une machine s’adresse à eux !

D’autres problèmes apparaissent concernant la précision des informations qui sont fournies au sein du Minitel. Il importe de se remettre dans le contexte de l’époque, les Français n’ont jamais utilisé un dispositif « écran – clavier », n’ont jamais affronté les logiques de discours de la machine nécessaires pour comprendre ce qu’on leur demande. Exemple, dans le cadre de recherches professionnelles, on voyait des personnes tentées par des formulations tells que : « je cherche un plombier disponible le jeudi après-midi à 14h ! ». L’interface n’a pas pu être totalement transparente et naturelle. Aussi bien élaborée soit-elle, on touche alors du doigt la nécessité d’une formation collective.

L’innovation doit vaincre des idées préconçues !

Le clavier a fait beaucoup parler. Il est sans doute l’élément qui éclaire le plus sur les idées préconçues des concepteurs du Minitel vis-à-vis du grand public. Il avait en effet été prévu à l’origine comme devant être alphabétique, une étude ayant indiqué que l’homme de la rue n’aurait pas compris le clavier « azerty ». A l’usage, on s’est rendu compte que le clavier alphabétique empêchait le public pionnier (soit dans le domaine de la machine à écrire, soit dans celui de l’ordinateur) de l’utiliser à leur vitesse et qu’il n’aidait pas non plus le novice qui de toute façon cherchait ses touches.

Objectif grand public, un humanisme technologique !

Des choix sont faits très tôt, comme une conception des dialogues tous publics, une structure particulière de l’information, une logique de fichiers, présente dans l’interface du Minitel car on ne pouvait pas l’effacer, mais optimiser pour en faciliter la compréhension de l’utilisateur.

Le régime d’interaction se constitue avec « l’utilisateur au centre », ce qui est nouveau dans l’histoire des interfaces homme-machine. Il va, dès le départ, être associé en tant qu’élément actif de mise en place de l’innovation. C’est l’utilisateur qui est la norme en matière d’interface. On n’est pas dans l’idée d’une interface qui doit fonctionner pour les autres parce qu’elle fonctionne pour son concepteur… Anticiper les capacités de l’utilisateur, anticiper son acceptabilité repose sur les expérimentations, la mise en place de panels… aboutit à la mise en place d’une interface très originale. Le Minitel est un projet fondé sur un humanisme technologique, sur un renversement de perspectives. C’est également une voie à la française en matière d’interface, connectée à une culture télécom, un terminal avec des capacités limitées, une interface la plus simple possible.

Histoire du Minitel, ou archéologie ?

Jacques PERRIAULT, Professeur Emérite, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Conseiller de l’Institut des sciences de la communication du CNRS, s’interroge : évoquer une technologie passée comme le Minitel qui fait ses adieux, est-ce de l’histoire ou de l’archéologie ?

Que va-t-on garder des écrans minitel, sinon des souvenirs ? On a avancé dans la construction d’une première mémoire de ce qui s’est passé avec le Minitel. Les contextes sont loin d’avoir été explorés en totalité, le risque étant de créer une fausse histoire. La notion d’archéologie me convient. En effet, on ramasse des pièces ici et là et un jour on donne sens, on étoffe la construction théorique que l’on est en train d’établir. Une chose est bien de regarder « la boite magique », une autre est de regarder les milieux qui l’accueillent.

Le Minitel s’insert dans les pratiques sociales

A l’époque, les Français avaient une certaine répugnance à l’égard de la machine à écrire et du clavier. Il existait une considération sociale fortement liée à la pratique du clavier, pratique exclue pour les cadres ! Les Français ne lisaient pas non plus sur écran, d’une part il y en avait peu, et ce n’était pas dans les habitudes. L’écran faisait écran… Autre obstacle, le refus de la communication horizontale. Un autre enseignement venu du Minitel est l’apprentissage du pseudonyme. On le doit au fameux « 3615 », qui fit entrer l’utilisateur dans une sorte de communication ritualisée, peu étudiée en tant que telle.

En entrant dans des salle-à-manger de fermes, on y voit parfois le Minitel, mais avec une housse cousue par la maitresse de maison pour le protéger des mouches… ce qui est le seul cas, à ma connaissance, de relation entre l’informatique et la couture ! qui en dit long sur la notion d’appropriation. Autre raison d’appropriation, le Minitel a été utilisé dans le milieu des malentendants car France Télécom a construit une sorte de « Skype écrit » pour permettre la communication des sourds. Le Minitel faisait aussi rêver les enseignants et les élèves, leur faisant imaginer des systèmes éducatifs différents. Ce qui est une dimension symbolique forte.

Si l’on remonte la chaine des apprentissages, on s’aperçoit que le Minitel a appris à regarder un écran, il a appris le clavier, avec le secours de la billetterie automatique, qui oblige à penser à se servir de la touche « envoi ». Les Français ont ainsi appris à « envoyer une information », ce qui n’allait pas de soi avant le Minitel et la billetterie. On ignorait même ce qu’était une information !

Un apprentissage en douceur

Les apprentissages et les évolutions dus au Minitel se sont faits en douceur, de façon tranquille, aussi bien à la campagne et dans les écoles. Il permit une familiarisation de masse avec la communication numérique. Dans les années 79-80 on se demandait si l’ordinateur pouvait devenir un outil de communication. On le voyait seulement comme servant la construction ou test de modélisation. Seymour Papert, dans « Jaillissement de l’esprit » s’attache à décrire comment les ordinateurs pourraient interagir sur nos manières de penser et d’apprendre, ne fait pas mention de communication par ordinateur.

Une muséographie permanente est à construire, ne sommes-nous pas en train de perdre un certain nombre de données, ne sommes-nous pas des prisonniers de l’instant ? Il faut une attitude culturelle qui ait des passerelles claires avec le numérique mais qui ne se confondent pas ! 

A la recherche d’esprit critique « post Minitel » !

Dominique WOLTON, Directeur de l’Institut des Sciences de la Communication du CNRS, s’interroge sur une « panne de l’esprit critique  » depuis le Minitel, c’est-à-dire quelques trois décennies, à l’égard des technologies de l’information et de la communication…

Si je fais des comparaisons entre les nouvelles technologies   et internet avec le Minitel, ce qui me frappe c’est le rapport de la technique au monde : tout ce qui a été fait entre 1920 et 1960 s’arrête, s’épuise avec les nouvelles technologies. Ceux qui n’ont pas la culture historique de cette période ne peuvent pas comprendre l’irréalisme dans lequel nous sommes depuis 30 à 40 ans. C’est une question fondamentale pour les universitaires : pourquoi les critiques se sont-elles éteintes à ce point ?

On entend parfois des critiques, on se demande si les usagers sont égaux, s’il y aura l’ordinateur pour tout le monde, mais ce ne sont pas réellement des critiques. Il ne reste rien d’une pensée fondamentalement critique à l’égard de la technique à partir de l’arrivée des technologies. La critique s’est faite et demeure sur les médias de masse, radio et télévision. Mais à propos des technologies, pourquoi le monde académique, le monde scientifique dans son ensemble, est-il si tolérant, disant que c’est formidable, que cela change tout. On n’entend plus rien sur l’individualisation des usages. Par exemple sur le fait que Google, un des principaux acteurs, nous explique qu’il va s’occuper de la survie des sept milles langues, qu’il va préserver les langues rares…

Pourquoi le renversement du rapport entre l’offre et la demande est-il considéré comme un progrès ? C’est antinomique avec toute l’histoire du monde. Autre question, pourquoi le rêve de la logique individualiste, qui est en général pourtant plutôt critique par ailleurs, est-il, là, considéré comme le comble de la liberté ? A l’origine du Minitel, il y a eu une réflexion éthique sur les usages.

Et au temps du Minitel ?

Il faut préciser que c’était avant la mondialisation. A cette période, on pensait politiquement, technocratiquement, un peu économiquement, les rapports entre le progrès, les sciences et techniques. On s’est demandé comment faire passer du haut en bas l’idée d’utiliser ces technologies, comment les usages allaient, ou pas, être modifiés.

Le modèle de réflexion science-société était pourtant plus complexe avec le Minitel qu’avec l’internet. Le maitre mot de l’époque était un mot formidable : cybernétique. On n’entend plus ce mot… Il n’y a plus de problématique sur la cybernétique. Autre mot qui semble tombé en désuétude, c’est « modernisation ». Cette disparition de certains mots est intéressante à constater. Par ailleurs, on entend tout le temps que la France est en retard dans le domaine des technologies. Or le Minitel a été un des facteurs techniques qui a permis la plus grande sensibilisation du grand public. Si l’on est désormais addict, c’est probablement dû à cette infiltration de la culture du clavier.

Autre interrogation, je ne comprends pas pourquoi les gens ne veulent pas payer le contenu, mais sont prêts à payer (cher) pour acheter la nouvelle génération d’un matériel. On veut bien aussi que le tuyau soit payant, mais il faut que l’information soit gratuite.

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Cet article s’appuie sur les notes prises pendant le colloque, avec tous les risques d’interprétation que cela induit. Il n’engage pas les personnes citées.

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Les intervenants du colloque « 3615 ne répond plus ! La fin du Minitel »

  • Valérie Schafer, Docteur en histoire, spécialiste de l’histoire des télécommunications et de l’informatique, chargée de recherche à l’ISCC, auteur de « le Minitel, l’enfance numérique de la France ».
  • Benjamin G. Thierry, PRCE Paris-Sorbonne, IUFM de l’Académie de Paris ; Centre de recherche en histoire de l’innovation.
  • Pascal Griset, Professeur, Paris-Sorbonne, Irice, CRH (intervenant dans le cadre d’un colloque de la Fondation CIGREF en 2009 « rétrospective des usages des systèmes d’information par les grandes entreprises françaises » )
  • Alain Lelu, Professeur en STIC à l’université de Franche-Comté, Laboratoire de sémiotique linguistique didactique et informatique (LASELDI), en délégation à l’ISCC
  • Thierry Vedel, Chargé de recherche au CNRS, CEVIPOF
  • Andrew Feenberg, Canada Research Chair in Philosophy of Technology, School of Communication, Simon Fraser University at Harbour Centre, Vancouver
  • Marie Carpenter, Enseignant chercheur à Télécom Ecole de Management, Evry
  • Dominique Wolton, Directeur de l’Institut des sciences de la communication du CNRS
  • Josianne Jouët, Professeur, Université Panthéon-Assas Paris II, laboratoire CARISM
  • Maria Witt, Expert spécialisé en normalisation bibliographique et documentaire
  • Jacques Perriault, Professeur Emérite, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Conseiller de l’Institut des sciences de la communication du CNRS
  • Hervé Le Crosnier, Enseignant chercheur en informatique et sciences de l’information et de la communication à l’Université de Caen, en délégation à l’ISCC
  • Patrice CARRÉ, Directeur du département Relations institutionnelles à la Direction des relations avec les collectivités locales France Télécom Orange et Président du Conseil Scientifique de Décider Ensemble

Les vidéos du colloque : 3615 ne répond plus – la fin du Minitel

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