Exit la confiance, vive la sécurité ! Réflexions sur la société numérique

8 avril 2022 | ACTUALITÉS

Le Cercle Philosophie du Numérique du Cigref a reçu Mark Hunyadi autour du thème : « Exit la confiance, vive la sécurité ! Réflexions sur la société numérique. »

Lors de sa dernière réunion, le Cercle Philosophie du Numérique du Cigref a invité Mark Hunyadi à s’exprimer autour du thème de la confiance numérique. Mark Hunyadi est professeur de philosophie sociale, morale et politique à l’Université catholique de Louvain (Belgique) et professeur associé à l’Institut Mines-Télécom de Paris. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont : « Le Temps du posthumanisme. Un diagnostic d’époque » (éd. Les Belles Lettres, 2018) et « Au début est la confiance » (éd. du Bord de l’eau, 2020) dans lesquels le numérique est analysé à l’aune de questions philosophiques.

La confiance, un concept impensé

La confiance est devenue un mantra de notre société. Elle est le concept philosophique le plus mobilisé, que ce soit par les institutions, les gouvernements, les sociétés privées, sans que quiconque ne la définisse précisément. Mais en s‘y intéressant de plus près, il faut admettre que la confiance constitue également un angle mort de la pensée philosophique occidentale. Cette dernière est, d’une manière générale, mal équipée pour analyser ce qui nous relie aux autres. C’est pour cela qu’elle est peu encline, nous le verrons, à analyser la confiance. Elle est en revanche très bien équipée pour tenter de définir la conscience individuelle. C’est en fait l’individualisme moderne, qui prend ses sources dans le nominalisme du 14ème siècle, qui est la cause de cet impensé. 

Explications :

Depuis près de huit siècles, la philosophie se fond dans l’individualisme avec notamment la doctrine du « nominalisme », apparue au 14ème siècle.  Elle est à la source du développement des sciences modernes, de la philosophie morale et de la politique morale, centrée sur la notion de droits et de libertés individuels.

L’un des traits fondamentaux du nominalisme est l’invention de la volonté et notamment de l’affirmation du primat de la volonté dans l’organigramme mental de l’individu. L’individu est doté d’une faculté autonome (la volonté) qui est capable de poser elle-même ses propres fins, et ce, librement. Pour comprendre la rupture que représente le nominalisme, songeons qu’Aristote, qui a dominé la pensée occidentale pendant quelque 16 siècles, a élaboré toute sa morale sans invoquer les notions de volonté et de liberté !

Mais, dès le 16ème siècle les philosophes se sont aperçus que cette nouvelle conception de l’individu posait un problème à la philosophie sociale et politique. En effet, comment, si l’on part d’une multitude d’individus conçus comme « libres » dont la volonté va donc « dans tous les sens », qui n’ont pas de but commun, comment, partant de ces postulats, expliquer l’existence d’un ordre social et stable ? Comment créer du collectif à partir d’individus atomisés ? Réponse : par contrat social. Le contrat est l’outil adéquat pour accorder les libres volontés. 

La confiance : un contrat, un calcul ?

La solution du contrat ne fait cependant que repousser le problème de la confiance : comment faire confiance à des individus fondamentalement opportunistes, qui pourraient se soustraire au contrat dès que leur intérêt les y pousse ? Hobbes a fait appel à la figure du Léviathan, symbole d’un État surpuissant, pour neutraliser l’opportunisme des acteurs ; l’économie moderne a inventé les cartes de fidélité ou les stock-options pour faire de même. Car l’individu nominaliste cherche toujours son avantage.

Dans ce contexte individualiste, devoir faire confiance apparaît toujours comme une menace, comme un risque à prendre. L’individu nominaliste préfère éviter d’avoir à faire confiance. Il appréhende cette situation comme une exposition à un risque, risque qu’il veut calculer pour le réduire au maximum. Cela rejoint la conception des économistes, qui assimilent la confiance à un calcul de risque, dans le but de réduire l’incertitude. Selon cette approche, la confiance est évaluable et finalement réductible. Cette conception communément partagée, est étroite et réductrice pour rendre compte du concept de confiance.

La pandémie nous a donné un exemple édifiant de l’insuffisance de cette conception nominaliste : les mesures de distanciation ont suspendu pour un temps nos relations immédiates et spontanées aux personnes, aux choses, aux institutions, montrant par-là combien, en temps normal, nos relations les plus élémentaires reposaient sur la confiance (se serrer la main, toucher un fruit dans un étal par exemple). Cette situation inédite nous fait comprendre l’importance de la confiance dans notre être constitutif. La confiance est bien plutôt ce dans quoi nous séjournons. Avant d’être relation au risque, elle est relation au monde. Le calcul de risque n’est qu’un cas très particulier de notre relation au monde.

La confiance, constitutive de notre relation au monde et aux autres

Notre relation au monde, aux personnes, aux choses, aux institutions, est naturellement basée sur la confiance, dans la mesure où nous attendons toujours que nos actions dans le monde soient suivies d’un certain type de comportement en retour. Mais la nature même d’une attente est qu’elle puisse toujours être déçue. Elle est foncièrement incertaine. Ainsi, toute action est fondamentalement un « pari ». Mark Hunyadi définit alors la confiance comme étant un pari sur les attentes de comportement : c’est la structure commune à partir de laquelle se déclinent toutes les situations de confiance (confiance dans son réveil-matin, dans son médecin ou dans la monnaie : ce n’est pas la même confiance, mais elle se décline toujours sur cette structure unitaire du pari sur les attentes de comportement). 

Or force est de constater que nous cherchons, dans notre vision moderne du monde, à sécuriser ce pari ; en d’autres termes à éliminer la notion même de confiance en la substituant à celles de garantie ou de sécurité, et cela est d’autant plus vrai dans le monde numérique, qui renforce la compréhension nominaliste que l’individu moderne a de lui-même. Comment expliquer cela ?

Impact du numérique sur la notion de confiance

Afin de comprendre pourquoi le numérique modifie notre relation au monde et donc à la confiance, il est essentiel de définir les spécificités du numérique par rapport aux autres technologies. Mark Hunyadi retient trois caractéristiques du numérique qui en font une technique inédite : 

  1. Elle est médiation obligée au monde : pour accomplir une action dans le monde, il faut aujourd’hui passer par le numérique, sous peine de ne pouvoir réussir l’action. C’est une nouveauté dans l’histoire de la technique : pour Marx ou Arendt, la technique est un outil. Et pour Ellul ou Leroi-Gourhan, la technique est un milieu, un système. Mais pas encore médiation. Cette médiation obligée au monde, caractéristique du numérique, signifie que nos relations au monde sont remplacées par une relation à la technique, et que ce qui est attendu de nous est de plus en plus déterminé par la technique. Le numérique est ainsi le plus grand prescripteur d’attentes de notre temps
  2. Elle comporte en elle une double finalité structurelle : l’utilisateur utilise un outil et cet outil l’utilise également mais à d’autres fins. C’est sur cette structure que repose le capitalisme numérique. L’individu est instrumentalisé au profit d’une fin qui lui échappe, car l’action et les usages peuvent toujours être détournés (piratage, détournement des données, …). Les utilisateurs sont donc obligés d’accorder leur confiance à un système, un médium technique qui porte en lui la possibilité permanente d’un détournement des usages. Il en découle alors dans ce système une obsession de la confiance, qui glisse vers un mouvement sécuritaire, tant pour les utilisateurs que pour les opérateurs. Cela explique la démultiplication des indices de confiance que sont les labels, les avis clients, les blockchains. Ainsi, du point de vue du système numérique, vouloir accroître la confiance signifie en fait « accroître le sécurité » des systèmes. Mais la sécurité n’est pas la confiance : la sécurité est une propriété qu’un dispositif possède ou ne possède pas. Il y a une réduction inhérente au numérique de notion de confiance à cette propriété, du point de vue des opérateurs. D’un autre côté, du point de vue des utilisateurs, sécuriser le système numérique signifie sécuriser l’exécution de leurs désirs et de leurs volontés. Ils veulent obtenir satisfaction de la manière la plus sûre possible. De ce point de vue, le numérique apparaît comme un formidable système de sécurisation du désir. Cela renforce la conception nominaliste de l’individu dans la mesure où sa volonté est souveraine.
  3. Le numérique est une abstraction quantitative. Le numérique prétend convertir un monde de « qualité » en un monde de « quantité », autrement dit ; de convertir en data nos données sensibles. 

Prenant en compte ces caractéristiques du numérique, nous pouvons dire que notre relation fiduciaire au monde, qui est notre relation naturelle au monde, est remplacée par une relation machinique, de sécurité, faisant disparaître l’incertitude constitutive de toute action humaine en générale. 

Le transfert de confiance vers le médium technique contourne en fait la confiance, il ne l’augmente pas, il la remplace. Prenons l’exemple du bitcoin qui a justement été conçu pour qu’il n’y ait plus besoin de faire confiance puisque, du point de vue de ses concepteurs, faire confiance est un inconvénient. Dans ce système de blockchain, toute fraude deviendrait tellement coûteuse que personne n’y aurait d’intérêt. 

Conclusion

Dans le monde numérique, nous avons de moins en moins besoin de confiance, car il s’agit d’un système qui sécurise la voie de réalisation de nos désirs, sécurise nos attentes de comportements et élimine les possibilités de déceptions. Il en résulte un « fonctionnalisme généralisé » : ce n’est plus le système qui assigne une place à l’individu (comme dans la division du travail) mais plutôt l’individu qui attend du système qu’il remplisse une fonction qui satisfasse son attente. 

La machine abolit la distance entre la volonté et son exécution. Ce qui caractérise le numérique court-circuite donc le jugement.

En sécurisant la satisfaction de nos désirs, en contournant donc tous les mécanismes de confiance « naturels », et en s’imposant comme médiation obligée au monde, le numérique redéfinit nos relations de confiance. L’individu est mis en position réactive de répondre à une offre préfabriquée par le système numérique dont l’objectif est la satisfaction du désir de l’utilisateur de la manière la plus immédiate possible. Il en résulte un enfermement libidinal de la vie de l’esprit, qui place la société dans un mode fonctionnaliste, celle-ci n’ayant plus besoin de confiance. Le danger de cette substitution tendancielle de la technique aux relations naturelles, est que s’installe une forme de paternalisme technologique, qui infantilise. Le risque est grand, selon Mark Hunyadi, que l’obéissance aux machines fasse de nous des machines obéissantes. 

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