Penser l’innovation numérique avec Stéphane VIAL, philosophe et designer

26 avril 2018 | ACTUALITÉS

Dans la continuité des précédents entretiens « Philosophie du numérique », cycle de conférence dédié à l’analyse philosophique de la révolution numérique, les membres du Cigref ont invité Stéphane Vial, philosophe et chercheur en design à l’université de Nîmes, à répondre à leurs questions sur le thème « Penser l’innovation numérique avec la philosophie ».

Stéphane Vial fait partie des rares chercheurs à s’être interrogé sur les fondements philosophiques d’un champ de recherche appelé le « design numérique ».  Auteur d’un ouvrage fondateur sur la structure de la révolution numérique, intitulé « L’Être et l’écran », un clin d’œil astucieux au fameux livre de Jean-Paul Sartre « L’Être et le Néant », mais aussi à Martin Heidegger avec « Être et Temps ». Ces deux philosophes ont interrogé ce que cela signifie que d’« être-au-monde ». C’est une notion que reprend justement Stéphane Vial dans son livre, pour illustrer le fait que les outils numériques donnent de nouvelles modalités d’être-au-monde.

 

« Être-au-monde » à l’ère du numérique

Lors de nos précédents entretiens « Philosophie du Numérique », nous avons pu échanger sur différentes approches de la révolution numérique. Michel Serres, qualifiait le numérique comme étant la 3ème révolution du signe, après l’écriture et l’imprimerie, avec pour particularité d’objectiver nos facultés. Jean-Gabriel Ganascia soutenait quant à lui que le numérique donnait à penser une « ré-ontologisation » des concepts de la vie courante, comme le concept d’amitié sur les réseaux sociaux. Comment, du point de vue de la phénoménologie[1] et des sciences du design, pourrait-on qualifier la révolution numérique ?

Selon Stéphane Vial, le numérique repose la question de l’être, en tant que sujet percevant[2]. La révolution numérique n’est pas seulement un événement technique, c’est également un évènement philosophique, dans la mesure où elle affecte notre manière de percevoir le monde. En associant la philosophie de la technique à la phénoménologie, et au travers d’une vision historique des systèmes techniques[3], Stéphane Vial nous montre que la technique n’est pas qu’un simple outil, c’est aussi un « générateur de réalité. »[4] Il s’appuie sur le courant phénoménologique pour montrer que la question de la technique et celle de l’être se rejoignent : en effet, l’être est « une construction anthropotechnique».

Trois propriétés du matériau numérique selon Stéphane Vial

 

Stéphane Vial définit dans son livre « L’Être et l’écran », plusieurs propriétés du numérique, dont trois sont présentées ci-dessous, à partir de la question « qu’est-ce que le matériau numérique a de spécifique que les autres matériaux n’ont pas ? »

  • Sa versatilité : le numérique est un matériau instable, dans le sens où il buggera toujours. On pourrait parler « d’insoutenable fragilité du digital », car vu la quantité d’infrastructures et d’activités humaines reposant sur ce dispositif, tout bug ou cyber-attaque rend fébrile. Il y a une propriété très spécifique au numérique : il peut apparaître et disparaître.
  • Sa réversibilité :  avec le numérique, il est toujours possible de revenir en arrière. Héraclite dit que toute chose nait et meurt, qu’on ne se baigne jamais dans le même fleuve. Ce n’est plus le cas avec le numérique.
  • Son « autruiphanie » : c’est-à-dire ce qui fait apparaître autrui : le téléphone a permis cela, avec la voix. Cette nouvelle possibilité perceptive n’a pas été très bien accueillie à l’époque. Effectivement, le téléphone permet de « se parler sans se voir » et cela n’avait jamais existé dans le champ perceptif humain. Ce n’est pas une déperdition d’autrui, c’est juste une autre manière dont l’autre se présente à nous. Aujourd’hui avec les applications de messagerie, l’autre est représenté sous forme de « gif animé » (ces petits points de suspension qui bougent lorsque notre correspondant écrit).

Cette construction anthropotechnique débute naturellement par les processus de conception et d’innovation, qui doivent être pensés comme une véritable dialectique.

 

Learning by doing, une dialectique de l’innovation

Designer ou concevoir quelque chose suppose une certaine habileté à la fois technique et réflexive. Designer quelque chose, c’est être capable de comprendre en faisant, comme une sorte de dialectique : « Ce n’est pas penser puis faire, c’est en faisant que l’on comprend » affirme Stéphane Vial. Cette dialectique est une donnée très importante dans le contexte de l’entreprise, qui doit être de plus en plus agile pour permettre ces allers-retours dans l’innovation.

La question de faire et celle de penser peuvent être vues dans l’entreprise sous forme de design thinking. C’est une méthodologie qui permet de faire, d’innover, en rassemblant différentes personnes.  Dans cette méthode, il y a l’idée qu’il faut passer à l’acte de prototyper (un produit, un service, un scenario, une politique publique) le plus rapidement possible. De ce passage à l’acte, des idées vont émerger. Dans ce prototypage il y a nécessairement un « learning by doing » (d’après les termes de Tim Brown, dans Harvard Business Review), dans la mesure où le design se pense comme une boucle et non comme une suite de processus. Il y a finalement dans la pensée du design une vertu intellectuelle qui vaut tant pour les entreprises que pour les philosophes : il faut pragmatiser ses idées ! Karl Marx disait bien que la philosophie doit entrer dans une forme de réalisation[5]. Finalement, le design est une très bonne illustration de la façon dont nous pouvons réaliser la philosophie.

 

Pour une éthique by design créative et joyeuse

Les technologies numériques sont parfois décriées dans la façon dont elles nous font « être-au-monde », de par leur omniprésence et la façon dont elles parviennent à capter notre attention. Les designers sont même parfois accusés d’exercer un pouvoir de manipulation sur les utilisateurs. Et qui dit « pouvoir » dit « responsabilité ». Les designers sont en effet qualifiés d’« éthiciens en pratique » par Peter-Paul Verbeek, philosophe néerlandais, puisque ce sont bien eux qui vont penser et réaliser les interactions – ou plutôt, les meilleures interactions possibles – entre l’homme et la technique.

Par exemple, certaines applications vont sans arrêt interrompre la personne dans ses activités et la déconcentrer. C’est ce que l’on appellera « la crise de l’attention », qui génère aussi une crise de la productivité. Tristan Harris, ancien designer éthique chez Google, a tenté de sensibiliser le grand public à cette manipulation de l’attention par les outils numériques. Il propose aux fabricants d’élaborer des applications plus respectueuses du temps et de l’attention des personnes. Il faut redonner aux utilisateurs le pouvoir de décider de la gestion de leur temps. Il prend l’exemple d’un chat qui pourrait, s’il était conçu de manière éthique, redonner la possibilité à l’utilisateur de mettre en attente une conversation, afin de ne pas être interrompu sans arrêt ou d’avoir la tentation d’aller voir les dernières réponses, ou encore ne pas créer une dépendance (avec par exemple ces petits pointillés qui s’agitent pendant que l’interlocuteur répond).

Stéphane Vial s‘appuie sur une vision empirique et historique pour analyser la dimension éthique des nouvelles technologies. Grâce au recul historique, l’homme peut avoir une vision d’ensemble sur les évènements technologiques majeurs qui ont marqué l’histoire et la manière dont les individus les ont vécus. On observe alors que notre perception ne s’accoutume pas instantanément à de nouveaux systèmes techniques, il faut un temps d’adaptation qui peut prendre plusieurs décennies. Dans 20 ans, nous serons sûrement surpris de voir à quoi l’intelligence artificielle servira, par rapport à ce que l’on présuppose aujourd’hui.  Le fait de se retrouver subitement face à de nouveaux objets, c’est-à-dire face à une nouvelle manière de percevoir la réalité, expliquerait l’inquiétude éprouvée par les individus face aux innovations technologiques. Il est d’ailleurs surprenant de voir, avec le recul, comment les technologies ont marqué les imaginaires. Dès la fin du 19ème siècle, on parlait par exemple de la « fée électricité », ce qui dénotait bien l’impossibilité de saisir rationnellement cette nouveauté.

Le travail de Stéphane Vial se positionne contre le blues du Net, de l’anxiété numérique qui transparaît depuis l’affaire Snowden. Stéphane Vial défend alors une éthique créative des technologies, qui s’exprimerait par le design. Il y a certes toujours des effets « toxiques », mais il faudrait se recentrer sur une approche joyeuse et positive du numérique, pour « faire de l’être » autrement.

Pour conclure, la pensée philosophique du design permet de comprendre en quoi la révolution numérique, comme toute autre révolution technique, génère et crée de « l’être ». C’est en ce sens que Stéphane Vial affirme que « les ingénieurs, les designers, tous les concepteurs ont une responsabilité philosophique. »

 

 

Cet article rédigé par Flora Fischer, doctorante-Chargée de mission au Cigref, reprend les propos tenus par Stéphane Vial devant les DSI du Cigref lors du Cercle Philosophie du numérique du 20 mars 2018.


[1] En philosophie, la phénoménologie est l’étude de l’apparition des phénomènes dans l’expérience sensible et la conscience, en faisant abstraction de tout jugement de valeur. Pour aller plus loin : https://la-philosophie.com/la-phenomenologie

[2] D’un point de vue phénoménologique, le « sujet percevant » perçoit autrui, l’environnement, et soi-même.

[3] Chaque époque est marquée par deux ou trois grandes techniques qui structurent l’ensemble d’une révolution technologique : pour le numérique, il s’agit de la combinaison de l’électronique, de l’informatique et des réseaux.

[4] Vial S., L’Être et l’Ecran, PUF, 2013, p.7

[5] « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, il faut désormais le transformer », K. Marx, Thèse sur Feuerbach (1845)

 

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