Une des questions que vous posez à l’issue du chapitre III de votre ouvrage « Entreprises & Culture Numérique » est : « Progrès et Bonheur peuvent-ils cohabiter au sein de l’entreprise ? ». Je crois que le seul fait de se poser cette question est déjà une façon de faire entrer la « culture numérique » dans l’entreprise !
La sémantique du « travail » n’exprime pas le bonheur…
En effet, à l’origine, l’entreprise n’est pas le premier endroit où l’homme quête naturellement le « bonheur »… il y va travailler. Or, dans les sociétés anciennes, le travail était considéré comme une corvée, parfois même comme un « pécher » !
D’ailleurs, étymologiquement, le mot « travail » vient d’un terme latin populaire « tripalium » désignant une sorte d’instrument de torture à trois pieux destiné à immobiliser une personne. Le même terme désigne un appareil pour contraindre les chevaux à l’immobilité. On utilise également toujours le mot « travail » en obstétrique, faisant ainsi référence à la souffrance d’une femme pendant l’accouchement… Par extension, il sert ensuite à désigner les tâches pénibles effectuées par les hommes dans les activités de production, avant de se généraliser, tel que nous l’entendons aujourd’hui, dans le cadre des activités professionnelles.
Ce n’est que depuis la fin du 18ème siècle que l’on trouve, dans les écrits d’intellectuels comme Benjamin Franklin aux Etats-Unis, ou Diderot en France, une approche philosophique donnant au travail une dimension d’épanouissement permettant à l’individu d’affirmer sa personnalité. C’est également à cette période que la machine, qui travaille plus vite que l’homme, entre dans l’industrie. Elle lui permet de transformer le monde. Dès lors, le travail offre à l’être humain la perspective d’accéder à une existence nouvelle. Il crée de la valeur et commence à être perçu comme tel.
Il faudra néanmoins attendre encore près de deux siècles pour que le travail s’entende en tant qu’acception positive permettant l’expression de l’intelligence humaine et son épanouissement. Pour Karl Marx, « le travail est le propre de l’homme et le distingue de l’animal… ».
Le numérique permet-il de passer de l’épanouissement personnel au bonheur ?
Beaucoup d’auteurs ont « ausculté » le travail. Par exemple, la philosophe-sociologue Dominique Meda a publié de nombreuses réflexions sur la place du travail dans nos sociétés et plus récemment sur les questions d’égalité « hommes-femmes ». Elle développe entre autres les notions permettant aux individus de trouver dans le travail une source d’épanouissement personnel.
Aujourd’hui, l’image de l’entreprise est de plus en plus véhiculée sur les médias numériques en fonction de sa façon d’assumer sa responsabilité sociale, sa capacité à permettre l’épanouissement personnel individuel ou collectif de ses salariés. Sur le plan sociétal, le travail est désormais considéré comme le chainon essentiel à l’établissement du lien social. Cet aspect n’est-il pas valorisé par le travail participatif tel qu’il est optimisé par les outils numériques, les réseaux sociaux ?
Ainsi, le numérique oblige à réinventer un modèle de sociabilité. Est-ce le début du bonheur au travail ? Pour répondre à cette question, ne faudrait-il pas définir ce que serait le bonheur au travail ? A moins que cette notion ne soit essentiellement individuelle.
- Est-ce que ce sont des relations hiérarchiques plus humaines, des liens de subordinations plus naturels ?
- Est-ce que cela se matérialise dans l’interpénétration des temps privés et professionnels ?
- Est-ce parce que le numérique facilite une expression transverse du sentiment de reconnaissance auquel chacun aspire ?
- Est-ce que ce serait l’acquisition d’une plus grande autonomie ?
- Est-ce parce que le numérique facilite les conditions de la créativité ?
Mais à côté de cela, est-ce que l’accélération des rythmes qu’impose le numérique ne risque pas de neutraliser toute perception de chacun de ces « bonheurs » possibles ?
Est-ce que globalement la culture numérique de l’entreprise ne va pas devoir retrouver la force et le plaisir de la lenteur ?
Sylvie Lenoir
Déléguée du personnel dans une entreprise de services