Quand tout devient numérique… la parole est-elle le dernier bastion réservé à l’humain ?
Aujourd’hui, qu’est-ce qui n’est pas numérique ? Saurait-on encore travailler sans interroger nos « intelligences et nos mémoires numériques » ? Toujours à portée de main, elles répondent à toutes nos questions en quelques dixièmes de secondes. Envisagerait-on l’école, la ville, l’élevage, l’agriculture, l’automobile, la musique… sans leurs orthèses numériques ?
…Quid de notre parole ?
La parole (langage articulé symbolique humain destiné à communiquer la pensée…)1 est cette fonction à l’origine toujours scientifiquement inconnue. Elle nous distingue de l’animal. En effet, nombres d’études suggèrent que si les animaux n’ont pas acquis la parole (certains uniquement par mimétisme), c’est qu’ils sont dépourvus d’imagination, de curiosité intellectuelle et incapables d’évoquer ce qui n’existe pas !
De fait, on serait tenté de penser que s’il y a bien une chose que les algorithmes et autres déclinaisons chiffrées, dépourvus de pensée et de capacité d’abstraction… ne sauraient nous enlever, c’est bien la parole ! Même si depuis longtemps déjà la voix humaine se propage grâce à nos outils technologiques (analogiques, numériques…). La voix certes, mais la parole ?
Pour pouvoir parler, répondre à son besoin d’exprimer l’abstraction de sa pensée, l’humain a fait évoluer son anatomie au fil du temps : son larynx s’est abaissé et la base de son crâne, plate à l’origine, s’est excavée. Mais cette transformation physique lui a fait perdre la capacité de boire et respirer en même temps !…
Perdre pour gagner, un concept inhérent à la nature humaine !
Pour pouvoir parler, répondre à son besoin d’exprimer l’abstraction de sa pensée, l’humain a dû faire évoluer son anatomie au fil du temps : son larynx s’est abaissé et la base de son crâne, plate à l’origine, s’est excavée. Mais cette transformation physique lui a fait perdre la capacité de boire et respirer en même temps !…
A propos de notre appropriation des technologies et usages numériques, cette notion « perdre pour gagner » est expliquée par Michel Serres : « l’homme est un animal dont le corps perd. Chaque fois que nous inventons un outil, l’organisme perd les fonctions qu’il externalise dans l’outil… L’écriture et l’imprimerie étaient des mémoires et aujourd’hui vous disposez de mémoires supérieures à celles de vos prédécesseurs. En effet, nous avons perdu la mémoire subjectivement, mais elle s’est externalisée objectivement… ».
Le numérique peut-il prendre la parole à notre place
Qu’aurions-nous à y gagner ?
On imagine que la faisabilité technique d’une « prise de parole numérique » ne devrait pas poser trop de problème au regard de ce que savent déjà faire nos outils : les objets connectés repeuplent nos espaces, l’intelligence artificielle habite les maisons, les villes, les établissements de santé…
Pourtant, prendre la parole sans y être invité a longtemps été considéré comme une impolitesse, une faute de savoir-vivre !
D’ailleurs nous y sommes presque ! Google n’est pas seulement le moteur de recherche que nous sollicitons chacun chaque fois que nous avons besoin d’un renseignement. A l’instigation de ses fondateurs Larry Page et Sergei Brin,l’entreprise est aussi résolument tournée vers une idéologie transhumaniste.
Dans le droit chemin de cette logique, mais pas seulement, sans doute aussi pour s’approprier davantage de la connaissance des usagers du web (à des fins pas « totalement philanthropiques »…) Google se propose de « penser à notre place » et d’exprimer nos pensées présumées, autrement dit prendre la parole pour nous !
Il a même fait breveter un algorithme pour cela. Cet algorithme est initialement sensé répondre en nos lieux et place (pour nous dispenser de cette « corvée ») à nos amis sur les réseaux sociaux !
Quels sont les avantages d’une parole algorithmée, sans que l’humain ait lui-même son mot à dire ?
- Des amis, pour lesquels je confierais le soin de ma conversation à un algorithme, vont-ils rester longtemps des « amis » ? N’est-ce pas s’isoler du vrai monde ?
- Ou au contraire, est-ce là le moyen de remettre à leur vraie place ces « amis » qui n’en sont pas, au profit de ceux qui le sont vraiment ?
- Est-ce que les échanges humains vont devoir se muer en une sorte d’hypocrisie sociale, de convenance robotisée ?
- Perdre pour gagner ? Perdre (ou déléguer) la parole, cette fonction originale propre à l’humain pour gagner… plus de temps à consacrer à une véritable empathie, à plus d’humanité ?…
Virginie Marchal
Doctorante « sociologie du travail »
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