Les TIC, entre mythes et réalités
« Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique… On saura transporter ou reconstituer en tout lieu (…) le système d’excitations (…) que dispense en un lieu quelconque un objet ou un événement quelconque. Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. Elles ne seront plus que des sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits se trouveront ou se retrouveront entiers où l’on voudra. Un soleil qui se couche sur le Pacifique, un Titien qui est à Madrid ne viennent pas encore se peindre sur le mur de notre chambre aussi fortement et trompeusement que nous y recevons une symphonie.(…) Cela se fera. Peut-être fera-t-on mieux encore, et saura-t-on nous faire voir quelque chose de ce qui est au fond de la mer (…)».
Paul Valery, La conquête de l’ubiquité, 1928
80 ans plus tard, la vision de Paul Valery a conservé toute son actualité. Elle témoigne d’une clairvoyance sur le progrès technique à laquelle nous, contemporains, sommes peu accoutumés. Le futur qu’elle imagine est devenu notre présent. Si l’invention des téléphones mobiles et d’Internet marque une étape décisive dans la conquête de l’ubiquité, les technologies de l’information et de la communication (TIC) de seconde génération consacrent le règne de l’ubiquitaire : N’importe où et n’importe quand, il suffit « d’appeler » la présence des objets, évènements, animaux, humains pour que ceux-ci « répondent » à leur tour et apparaissent immédiatement, hic et nunc1. N’importe où, n’importe quand, mais aussi n’importe qui et n’importe quoi : individus, collectifs et objets reliés entre eux par un mini émetteur radio ou un hyper lien incorporé. Les technologies ubiquitaires ont envahi notre quotidien à la vitesse de l’éclair et sont devenues les objets fétiches de la société actuelle.
Comment peut-on comprendre un tel succès ? Pourquoi l’ubiquité occupe-t-elle une telle place dans nos sociétés hyper technicisées ?
Portrait de l’homo sapiens technologicus
Pour répondre à ces questions, tentons de jeter un regard d’éthologue sur une espèce encore relativement jeune : l’homo sapiens technologicus. Relié en permanence à son environnement par des machines communicantes, l’homo sapiens technologicus , que nous sommes tous devenus, s’épanouit dans les réseaux, son milieu naturel, et nourrit son esprit d’informations, pour le meilleur comme pour le pire. Il consomme, se divertit, fait des rencontres au sein de communautés virtuelles ; il milite, prie ou fait la guerre en ligne. Il se représente le monde comme « un village globale », un monde où les distances semblent abolies par les réseaux de communication, un monde ré-enchantée par la magie des réseaux de communication.
Détour par les mythes pour déconstruire les TIC
« Comment a-t-on pu en arriver jusque-là ? » s’exclame l’observateur ! Nombreux sont les mythes, qui, dans l’imaginaire occidental, préfigurent cette odyssée de l’espèce, où l’humanité cherche son propre dépassement dans la technique : Icare incarne le désir humain de s’affranchir de la matière ; Gygès, la volonté de puissance qu’engendre un monde virtuel ; le mythe du Golem évoque le fantasme associé à la création d’êtres artificiels… Ces mythes sont plus que jamais présents dans nos esprits contemporains et appartiennent à notre civilisation. Ils appellent à être interrogés afin de démystifier ou déconstruire bien des discours fantasmagoriques sur les TIC.
Qu’en pense l’opinion ?
L’opinion au sujet des TIC est en effet porteuse de discours tantôt alarmants tantôt euphoriques, très souvent fantasmagoriques. Quand, par exemple, les uns prophétisent l’avènement d’une société du partage ou l’abolition programmée des hiérarchies, les autres évoquent avec nostalgie la dissolution du lien social dans une société où l’individu, recroquevillé sur lui-même, cherche désespérément ancrage dans une communauté virtuelle ou dans une culture hors sol… Là où les uns y voient l’émergence de nouvelles sociabilités, les autres y voient toujours plus de solitudes connectées entre elles…
La difficulté apparaît dès qu’il s’agit de démêler ce qui relève du discours et ce qui relève de la réalité. Dans le cas des TIC, on se heurte très souvent à des discours où l’objectivité cède le pas au fantasme ou à l’émotion. Ce qui dans bien des cas nous fait croire que nous parlons des TIC alors que nous parlons de tout autre chose. Mettons donc de côté les discours pour considérer de plus près les outils et les usages.
Les TIC, rien que les TIC, toutes les TIC…
Quel lien de parenté, en effet, relie les mondes virtuels (Second Life, World of warcraft…), où des personnes réelles peuvent se livrer à toutes sortes de transaction par avatars interposés, les réseaux sociaux, qui développent des communautés d’échange d’informations et de contenus en tout genre, ou encore Wikipédia, vaste encyclopédie universelle aux 13 millions d’articles, consultés et mis à jour par ses millions de visiteurs (60 millions !) ?
Une seule réponse : la forme collaborative. Quand la vidéo de la générale de votre troupe de théâtre vous parvient sur Dailymotion ou lorsque vous publiez une présentation commerciale sur le groupware des Ventes, vous prenez part à « la dimension collaborative » qui fait toute la spécificité des TIC. Dans le vaste ensemble que forme les TIC, les réseaux sociaux matérialisent le mieux cette logique collaborative. N’en déplaise cependant aux chantres du « collaboratif » (Web 2.0, …), rappelons que la collaboration, surtout dans l’entreprise, n’est pas une fin en soi mais un moyen au service de la coopération.
Aujourd’hui ces TIC font l’objet d’un engouement parfois un peu excessif, comme si, par un coup de baguette magique, elles pouvaient apporter la solution à tous les maux de l’organisation. On se souvient que déjà la messagerie électronique n’avait pas forcément renforcé l’esprit de collaboration mais que, à l’inverse, elle avait eu parfois tendance à isoler les individus en espaçant davantage les occasions de rencontres et d’échanges directs. Sans même évoquer l’effet déresponsabilisant, ou la dégradation des formes élémentaires de courtoisie qui ont pu en découler, l’outil messagerie est resté un facteur de trouble dans l’organisation tant que les comportements n’étaient pas mûrs. Il en va exactement de même pour les réseaux sociaux. Ils nourriront beaucoup d’illusions techniciennes aussi longtemps qu’ils seront considérés comme des palliatifs à tous les problèmes humains de l’entreprise (ambiance de travail, stress, reconnaissance…).
Ainsi en va-t-il de l’idée reçue selon laquelle le numérique rend les individus hyper sociables et qu’il permet un développement significatif des réseaux relationnels. En réalité, il est prouvé que ces outils servent surtout à agréger les relations déjà existantes et qu’ils ne contribuent qu’à la marge à développer de nouveaux contacts. De même peut-on s’interroger sur la pérennité des communautés que les réseaux sociaux contribuent à créer : elles semblent se défaire aussi vite qu’elles se forment et ne durent, dans le meilleur des cas, que le temps d’un projet. Il serait vain d’imaginer que les communautés virtuelles puissent se substituer aux communautés réelles dont l’existence repose sur un ensemble de valeurs, de codes implicites et d’évènements communs.
TIC & Ethique, quels sont nos souhaits ?
Les réseaux sociaux changent la notion d’intimité et rendent de plus en plus mouvante la frontière entre l’apparence (ce que l’on présente de soi aux autres) et l’identité (ce que je suis). La présence permanente, et plus ou moins intrusive du regard des autres, conduit souvent l’individu à se montrer sous son apparence la plus avantageuse et à se conformer à une norme implicite. La dérive prévisible est alors une accentuation de la pression qu’exerce le groupe sur l’individu. L’authenticité des relations et l’expression des individus s’en trouvent alors altérées. Le Soi doit ainsi plus que jamais être en mesure de tracer ses propres limites, savoir ce qu’il veut partager, avec qui. Certes, on peut toujours bloquer un spam commercial, restreindre l’affichage de ses photos à son cercle d’amis, ne pas accepter d’accueillir x ou y dans ses contacts…mais l’essentiel est ailleurs. Tout repose surtout sur notre vigilance et notre clairvoyance pour définir ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. C’est à cette condition que nous pourrons faire face à la surcharge d’informations, limiter les risques de manipulation, construire des collaborations constructives.
Dans les TIC, comme dans bien d’autres domaines, la question des usages pourrait-elle être dissociable de l’éthique que nous souhaitons pour les autres comme pour nous-mêmes ?
Tristan de Fommervault
Consultant philosophe,
Fondateur de qualia-management.com
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Bibliographie :
– Philippe Breton, Le culte de l’Internet, La Découverte, 2000
– Michel Puech, Homo Sapiens Technologicus, Le Pommier, 2008
1 Ici et maintenant