Quels sont les nouveaux enjeux économiques, sociétaux et politiques de l’intelligence artificielle ?
Au cours de ces derniers mois, la thématique de l’intelligence artificielle (IA) a envahi comme jamais la blogosphère et les médias, spécialisés ou généralistes. Cette déferlante médiatique a été renforcée par les alertes de grands noms du monde scientifique et technologique (Stephen Hawking, Elon Musk, Bill Gates…) sur ses dangers potentiels. Cette médiatisation croissante ne laisse pas indifférent. Elle attire notre attention sur deux faits majeurs :
- Les recherches en intelligence artificielle connaissent un regain d’intérêt avec les enjeux actuels posés par le Big Data. Les investissements économiques dans le domaine ne peuvent que le confirmer ; en témoigne l’acquisition par Google des sociétés les plus innovantes en la matière depuis 2013 (notamment DeepMind). Il suffirait également d’observer le bouillonnement croissant des start-ups de la Silicon Valley qui se spécialisent de plus en plus dans le domaine de l’intelligence artificielle. Selon Richard Waters1, éditeur de la revue « The Financial Times », les levées de fonds des start-ups de la Silicon Valley spécialisées en IA s’enchaînent de manière exponentielle depuis que le terme « Big Data » est devenu synonyme « d’or noir ». Voici que l’intelligence artificielle s’impose face aux maîtres mots, jusqu’alors prophètes invétérés du monde de la « tech », qui sont ceux de « Big Data » et « d’objets connectés », non pas pour les remplacer, mais pour mieux répondre à leurs enjeux.
- La société prend incontestablement part au débat sur les enjeux de l’intelligence artificielle qui oscillent entre fascination et angoisses.
Si nous devions faire le point aujourd’hui, que pourrions-nous dire des enjeux en termes économiques, sociétaux et politiques de l’intelligence artificielle ? Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle ère technologique ?
L’Intelligence Artificielle, une 3ème ère de l’informatique ?
L’IA consiste à intégrer dans les programmes informatiques des comportements similaires au fonctionnement de l’intelligence humaine comme l’apprentissage, la capacité de raisonner, la perception de l’environnement, la compréhension du langage.
Face aux enjeux posés par le Big Data et la multiplication des sources mobiles des données (via divers capteurs, objets connectés), les systèmes informatiques doivent s’adapter en améliorant tout d’abord leurs capacités de stockage, d’analyses et de captation des données en temps réel. Cet accroissement des potentialités informatiques nous amène vers une ère d’ordinateurs « superpuissants ». Nous allons même jusqu’à la conception d’une informatique cognitive, qui est selon certains spécialistes, perçue comme une troisième révolution informatique : les machines seraient capables de surpasser quantitativement les capacités cognitives de l’homme. Elles pourraient établir davantage de connexions synaptiques qu’un cerveau humain normalement constitué. Cela ne veut pas dire qu’un tel système « pense » à la manière de l’homme, mais qu’il peut imiter, voire dépasser les mécanismes biologiques de notre cerveau. Nous sommes encore loin de l’état de conscience et de la « pensée » qui restent des phénomènes complexes à discerner.
L’intelligence artificielle va-t-elle changer la manière de manager ?
Peter Drucker affirmait, en 19672, que les ordinateurs ne prennent pas de décisions, car ce ne sont que des outils, parfaitement « idiots » : « plus l’outil est stupide, plus l’utilisateur doit être brillant ! ». Pourtant, l’on pourrait croire aujourd’hui que la donne a changé. Avec le développement croissant de l’intelligence artificielle, des systèmes auto-apprenants, certains algorithmes sont capables d’accompagner les choix des directions. Des entreprises recourent déjà à des algorithmes de prises de décision, comme la société Deep Knowledge Ventures, basée à Hong Kong3, qui a intégré un robot, nommé « Vital », dans son conseil d’administration. Son rôle est primordial puisqu’il doit veiller aux intérêts financiers de la société et identifier les investissements les plus judicieux à effectuer.
Un autre exemple avec le système Watson, développée par IBM. Il est aujourd’hui capable d’analyser en temps réel toutes les données sur internet, sur un sujet particulier, afin de répondre à une question précise. Ceci le rend plus performant qu’un chercheur. Watson commence également à remplacer les RH en analysant les traits de personnalités de potentiels futurs employés, à partir de leurs profils et CV en ligne. Les concepteurs de ce système précisent néanmoins que Watson n’est qu’une aide à la décision, un support de documentation et d’analyse et que l’homme prévaudra toujours sur les décisions.
Mais jusqu’où l’homme sera-t-il capable de faire la différence entre l’intelligence et l’efficacité ? Entre l’intelligence qui intègre des valeurs, et l’efficacité qui promet des résultats ? Dans « Cybernétique et Société », Norbert Wienner, le père de la cybernétique, résume parfaitement cet enjeu : « Tout appareil construit dans le but de prendre des décisions, s’il ne possède pas la capacité d’apprendre, respectera la lettre et non pas l’esprit. Malheur à nous si nous le laissons nous guider et si nous n’examinons pas auparavant les lois de son action et les principes, humainement acceptables ou non, de sa conduite ».
L’IA et les robots vont-ils détruire l’emploi ?
L’intelligence artificielle pose également des enjeux sociétaux et éthiques. L’automatisation croissante des tâches pose la question de la disparition de certains emplois, tandis que la délégation de tâches à responsabilité (décision, recommandation) à des machines pose celle du libre arbitre et de la place laissée à la pertinence de l’interprétation humaine.
Rappelons avant toute chose que tout robot n’est pas forcément doté d’une IA. Un robot intègre différentes fonctions qui peuvent être uniquement opérationnelles et pour lesquelles aucun système intelligent ou apprenant n’est nécessaire. Le secteur industriel fût le premier touché par cette robotisation. Mais aujourd’hui, l’intelligence artificielle, intégrée ou non à un robot, est capable de remplacer également les tâches intellectuelles et relationnelles. Les robots intelligents commencent à intégrer la sphère des services, de l’administration, de l’armée, du journalisme… Tous les secteurs, toutes les industries peuvent être touchées. Les hôpitaux eux-mêmes auraient vocation à se transformer en immenses datacenters analysant les données des patients, gérés par un système d’IA, offrant ainsi des suivis très personnalisés.
Quoiqu’il en soit, le site de l’Université de la Singularité, singularityhub.com, l’affirme haut et fort dans un article paru le 7 juillet 2015 : « It’s No Myth: Robots and Artificial Intelligence Will Erase Jobs in Nearly Every Industry » (Ce n’est pas un mythe : les robots et l’intelligence artificielle vont remplacer le travail dans presque toutes les industries). Sommes-nous à l’aube d’un enjeu social et politique majeur, qui serait la fin du travail humain ?
L’homme se fait-il toujours dépasser par son invention ?
C’est ce que soutient Günther Anders4, inspiré par Goethe et son « Apprenti Sorcier ». Selon lui, la capacité créatrice de l’homme transcende toujours sa capacité à comprendre et à suivre sa création d’un point de vue moral et réflexif. Il nomme ce phénomène, le « décalage prométhéen ».
Cela fait résonner la remarque de Nick Bostrom, directeur de l’Institut du Futur de l’Humanité, qui dépend de l’Université d’Oxford à propos de l’intelligence artificielle : « Les programmeurs peuvent échouer à anticiper l’ensemble des façons possibles d’atteindre le but qu’ils fixent à la machine ».
Cette fable philosophique du « décalage prométhéen » est toujours d’actualité et le sera toujours. Loin du manichéisme ambiant, elle nous permet d’affronter avec plus de lucidité les enjeux de ce paradoxe temporel.
Alors que faire ? Nous pouvons toujours anticiper certains risques, heureusement. Mais cela ne suffit pas, nous devons également délibérer sur les incertitudes crées et posés les enjeux tels que nous les concevons aujourd’hui. L’entrecroisement des disciplines est dans ce contexte très prometteur dans le domaine de l’innovation.
Flora Fischer, Doctorante, « Éthique & Numérique »
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1 Voir son article
2 Peter F. Drucker ,“The manager and the moron”, in McKinsey Quarterly, 1967
3 Cité par Martin Dewhurst et Paul Willmott dans « Manager and Machine : The new leadership equation », in McKinsey Quarterly, September 2014
4 Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956)