Quels sont les enjeux lourds de la transformation numérique ?
« I think of my lifetime in physics as divided into three periods. In the first period… I was in the grip of the idea that Everything is Particles… I call my second period Everything is Fields… Now I am in the grip of a new vision, that Everything is Information »
John Wheeler, Black Holes, and Quantum Foam.
La mémoire des cartes
C’est fort pertinemment que Jacques Printz se réfère aux travaux de R. Thom et à sa théorie des « catastrophes », à laquelle un moindre retentissement médiatique aurait été assuré si l’on eût cité le titre original (« Stabilité structurelle et morphogénèse ») ou si on l’avait appelé théorie des singularités.
Afin d’illustrer notre propos, qu’on nous permette ici, en suivant l’exemple des grands physiciens du XVIIIème siècle, un exemple de physique « amusante ».
Tenons fermement, entre deux doigts de la main gauche, un morceau de carton. Par exemple une carte à jouer, sans toutefois la déformer, la carte étant donc plate et horizontale. Avec un doigt de la main droite, appliquons maintenant une force F1, verticale et de haut en bas, sur la carte. Celle-ci va alors se déformer continument, passant d’une conformation plate, à une conformation F1, bombée vers le bas.
Cette conformation est stable tant que nous tenons la carte en position dans la main gauche. A partir de cette conformation, appliquons maintenant avec la main droite une force F2, verticale et de bas en haut. Que va-t-il se passer ?
Tant que F2 est petite, le phénomène reste linéaire et la carte est l’objet de tensions que l’on peut ressentir dans la main gauche. Si l’on fait croître continument F2, apparaîtra une discontinuité de comportement, la carte passant brusquement de la conformation 1 à la conformation 2, stable elle aussi, sans s’arrêter à sa position initiale, en libérant au passage un peu d’énergie que l’on peut ressentir dans la main.
Un phénomène continu a ainsi donné naissance à une discontinuité de comportement.
Sans trop s’attarder sur les analogies que cette formulation entraînerait, on pourrait presque dire que la carte a gardé la mémoire des efforts que l’on a fait peser sur elle, phénomène bien connu par ailleurs de l’hystérésis qui a permis la conception de nos mémoires informatiques, et qui est aussi celui du flambage étudié en résistance des matériaux.
On pourrait par ailleurs ajouter que cet effet mémoire est constitutif de la théorie de l’information ; la carte n’ayant maintenant que deux états stables, libère à chaque transition un bit d’information, et il y a là un écho à la formulation de Wheeler « It from bit » : la physique précède-t-elle ou découle-t-elle de l’apparition de l’information ? Il n’est jusqu’à la quantité minimale d’énergie nécessaire à la création d’un bit d’information qui ne trouve écho dans notre petite expérience.
Le génie de Thom est d’avoir montré que l’on pouvait théoriser cette transformation du continu en discontinu et d’avoir dégagé les principes d’un classement universel des singularités ainsi mises en évidence : les catastrophes, en nombre fini.
Discontinu, discret, numérique : réflexions terminologiques
Il y a donc des évolutions possibles du continu qui conduisent à l’émergence de discontinuités. Cet univers discret devient alors justiciable d’une théorie de l’information quantifiable : en fait, il s’agit essentiellement d’une théorie de l’information communiquée dans le travail de Shannon, qui est, à son principe, une théorie des codes1.
Il n’entre pas dans notre cadre de se demander si la science de cette information doit être qualifiée d’ « informatique », interrogation intéressante au demeurant et qui mériterait un plus long développement.
Dans cette mathématisation du monde physique il est essentiel en revanche de distinguer le continu, qui se prête à l’analyse de la physique classique, du discontinu et/ou du discret, lequel réclame une autre mathématisation : l’unité des deux approches, comme leur divergence, s’illustre, au XXème siècle avec l’émergence de la physique quantique qui supporte les deux formulations sans les réconcilier totalement au plan épistémologique, comme on le voit à la controverse toujours vivante entre Bohr et Einstein.
Et le numérique dans tout cela ? Est-il réductible à l’informatique comme science de l’information ? Observons que, dans les années 50, le digital s’oppose à l’analogique, ce qui nous ramènerait à Shannon : si le digital intéresse, c’est que, pour communiquer de l’information, il s’avère plus économique ou plus fiable pour les télécommunications. Le digital s’oppose alors non pas au continu mais à l’analogique : la numérisation de la voix ouvre la voie aux autocommutateurs numériques qui s’appuieront sur les « ordinateurs » et c’est toute la transition numérique qui affectera la deuxième partie du XXème siècle.
La transformation numérique est-elle alors réductible à cette transition numérique, où le XXIème siècle est-il le siège d’une singularité nouvelle ?
La catastrophe numérique
Calculateur numérique ou analogique, transmission numérique ou analogique, cela est tranché depuis bien longtemps pour l’ingénieur, même si le physicien connaît les équivalences et passe de l’un à l’autre dès lors qu’il s’agit d’améliorer des performances de machines ou de mieux appréhender le multimédia.
Si singularité il y a, elle n’est pas dans l’ordre de la technique mais dans celui des comportements. Le terme « Numérique » ne s’oppose plus alors à analogique ou continu, il pourrait tout aussi bien s’opposer à « informatique », et, si la langue se nourrit des oppositions, il faudra bien un jour clarifier ce point.
L’émergence, au début du XXIème siècle du terme « numérique » dans la faveur des média et des discours s’est accompagnée d’une croissance exponentielle du volume de données accessibles à tout un chacun, comme de la complexité des systèmes mis à la portée d’utilisateurs.
Il est intéressant de noter d’ailleurs que, dans l’approche de R. Thom, les questions de complexité et d’information sont intrinsèquement liées2. L’appréhension de cette complexité implique en effet l’apposition, sur le continuum de la nature de physique, de frontières permettant l’émergence de la numération, de discontinuités, d’une individuation3.
Les « individus » qui peuplent notre espace numérique sont de plus en plus nombreux, les données de plus en plus volumineuses, les systèmes de plus en plus complexes et, en augmentant continument volume et complexité, on provoque l’émergence d’une discontinuité : telle est sans doute la singularité du « numérique », et son aspect « catastrophique », au sens de Thom.
Singularité dans l’ordre des comportements donc, et de l’économie avec eux, car les utilisateurs, de plus en plus nombreux, maîtrisent de moins en moins la constitution des systèmes tout en sachant les faire fonctionner à la condition, stricte, de rester dans les bornes que leurs fixent éditeurs de logiciels et constructeurs de machines.
- Est-il raisonnable de troquer ainsi sans limite notre liberté d’êtres pensants et agissants pour bénéficier de la simplicité offerte aux consommateurs ?
- Les développeurs et concepteurs sont-ils dotés des outils adéquats ?
- La singularité catastrophique du numérique, est-elle à la veille de provoquer une catastrophe numérique pour des entreprises et des hommes incapables de se transformer ?
Tels sont les enjeux, lourds, de la transformation numérique…
Jean-Pierre Arnaud
Professeur au Cnam
Membre de l’ITNE
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1 Claude Shannon (1948). « A Mathematical Theory of Communication »
2 Cf. R Thom (1977) Stabilité Structurelle et Morphogénèse §7.2
3 On lira avec profit sur ce point l’œuvre de G Simondon tout entière, et en particulier L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information