Rapport d’Orientation Stratégique 2021 – Le Vol des cerveaux

22 septembre 2022 | ACTUALITÉS

Dans quelques semaines sortira la nouvelle édition 2022 du Rapport d’Orientation Stratégique du Cigref. En attendant, nous vous proposons de vous replonger dans l’univers de notre réflexion stratégique, en lisant ou relisant les nouvelles d’anticipation publiées en 2021, œuvres originales écrites par des auteurs de fiction, qui vous replongeront dans les scénarios prospectifs présentés par le Cigref. Bonne lecture !

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Quand Jean-Phi eut vingt ans – oh, le petit Jean-Phi de Chambon-sur-Lignon, comme le temps passe !, on ne l’avait pas vu grandir, pas vu devenir un jeune homme longiligne et pâle, peu bavard et toujours un peu ailleurs, jamais très loin de l’écran de son ordinateur – , quand il eut vingt ans tout juste, donc, on vint le chercher. Cela fit sensation au Chambon, l’aérodyne se posa sans bruit sur la pelouse du stade municipal où ses ailes pouvaient se déployer sans rien heurter, le pilote visible à travers la coque transparente comme le noyau d’un œuf de truite. C’est léger un aérodyne, la matière en était comme de l’air densifié, de simples tremblements de chaleur au-dessus d’une route, sauf le logo bien net : Conçu et construit en France, bien visible, comme partout, se dit Jean-Phi, sur son t-shirt, ses chaussures, son téléphone. Il monta, salua d’un geste timide ceux venus l’accompagner, et s’envola.

Le deuxième aérodyne vint trop tard, il n’y avait plus personne autour de la pelouse, il ne se posa même pas et repartit aussitôt, si discrètement que personne ne le remarqua.

Le vol de l’aérodyne était lent mais silencieux, il se dissolvait dans la lumière, et la buvait, il avançait. « Le seul carbone produit par le voyage est ma respiration et la vôtre, lui dit le pilote. Il y a des normes, jeune homme, rien ne volerait s’il en produisait davantage. Sauf les hélicoptères de combat, parce qu’on ne va pas faire la guerre à cette vitesse-là, ajouta-t-il avec une nuance d’envie dans la voix. » La guerre, obsession française, obsession de la petite Europe des Huit qui avait pris le coq comme emblème, un coq dressé, aux aguets, protégeant de ses ailes étendues la maison commune. « Tu as déjà vu un hélicoptère de combat, petit ? », demanda le pilote qui, visiblement, regrettait le temps des beaucoup plus lourds que l’air. Jean-Phi n’en avait jamais vu qu’en pixels animés, mais les simulations étaient excellentes, évolutives et participatives, il saurait facilement en piloter un, il avait appris tant de choses en jouant. Il crut distinguer derrière eux, loin, un éclat métallique dans le ciel, qui disparut aussitôt.

La campagne verte défilait, forêts, champs et serres, les nouvelles fermes, les nouveaux villages productifs, les communautés autonomes et les fermes d’État. Ses doigts tapotaient nerveusement l’accoudoir de son siège, geste qu’il ne pouvait retenir dès qu’il s’éloignait pour quelques heures d’un clavier. L’aérodyne glissait sur l’air, l’IA calculait en permanence l’inclinaison et le déploiement des ailes qui absorbaient la moindre goutte de lumière, mais le pilote au casque opaque supervisait, et lui seul décidait de la route. La machine en était incapable car bridée : une interruption du contact avec le casque neural du pilote l’aurait fait atterrir. En effet, une conscience organique ne peut être piratée, donc c’était la première règle de sécurité que l’on apprenait dans le domaine : d’abord, sortir la décision de la machine. Le domaine de la sécurité, Jean-Phi l’avait appris en jouant à Jéricho, de longues heures dans sa chambre aux volets clos, indifférent au plateau herbu qui entourait le village, au soleil, aux nuages et aux gens. Par le réseau universel, tout le monde se formait à tout, où qu’il soit, la ressource humaine était minutieusement cultivée, et récoltée.

Ils atteignirent l’aéroport désaffecté dans l’après-midi, les gros avions alignés sur une piste en attendant qu’on les désosse, le grand espace des tarmacs et des prairies rases parsemé de bâtiments neufs marqués sur les murs et le toit du gros logo Conçu et construit en France, comme partout, sur toutes les nouvelles usines. Celui sur lequel ils se posèrent était marqué d’un sobre Protégeons.

Jean-Phi fut reçu dans une chambre sourde et déconnectée, après avoir été scanné et délesté de son téléphone. La porte était blindée, l’intérieur hérissé de pointes qui étouffaient les sons.

Assise derrière un bureau vide, une jeune femme l’attendait, qui se présenta comme responsable des ressources humaines et de la sécurité. Moins de trente ans, les cheveux très courts et les traits aigus, elle lui parla d’une voix d’instructeur, sans rien pour le mettre à l’aise, de ce ton net de ceux éduqués tout seuls. « D’ici, rien ne rentre ni ne sort, rien n’est écrit, les instructions sont orales. Vous devez mémoriser. – Pourquoi moi ? – Vous avez atteint les derniers niveaux de Jéricho, ils sont rares les jeunes gens comme vous. Vous savez que ce n’était pas un jeu ? – Oui. – Nous continuerons votre formation ici, avec d’autres outils. – Qui êtes-vous ? – Euro Flottance, les concepteurs de l’aérodyne, avant nous étions Airbus et Dassault Aviation. C’est l’appareil le plus économe qui n’ait jamais existé, mais nous sommes quand même toujours en manque de matières rares. – Je peux y faire quelque chose ? – Oui, sécuriser. Nos recherches, nos ressources humaines, et puis surtout nos lignes d’approvisionnement venues d’Afrique. Il y a un tel degré d’automatisme dans les mines et les transports de minerais que ce sont des proies pour les pirates. Il y a des escortes militaires mais les détournements passent par les ondes. Soyez chasseur de pirates, pour que les recherches européennes profitent à l’Europe. »

C’était ça, la relocalisation : une transition écologique non désirée, une économie des économies comme le martelait le Gouvernement fédéral, une exploitation minutieuse et mesurée de toute ressource, chaque minéral, chaque métal, chaque végétal, chaque animal et chaque mental, parce que personne ne délocalise plus rien, entre les pays faillis, les effondrés, et les refermés, on ne commerce plus. L’Europe des Huit n’était pas si mal lotie, bien sûr fermée mais avec quelques moyens et des talents, et dirigée d’une main ferme.

Il n’eut pas le temps de travailler beaucoup, quelques jours après il fut aspiré par le ciel. Il somnolait sur le toit, étendu sur une chaise longue, vêtu d’un caleçon et de lunettes de soleil. C’était son seul espace de liberté, il ne pouvait sortir du campus industriel alors il s’étendait, juste sur l’accent de Protégeons, et y somnolait. Les deux wing suits jaillirent de l’azur, translucides, silencieux, presque invisibles, marqués d’un logo Danone sur la poitrine. Ils atterrirent d’une violente pirouette, coururent vers Jean-Phi qui n’eut que le temps de sursauter et il fut violemment saisi, clipsé dans un harnais, emporté. Le câble descendit du ciel en zigzagant, ils s’y accrochèrent et s’envolèrent tous les trois, soulevés par un grand aérodyne qui s’enfuit pendant que résonnait l’alarme.

Le voyage fut inconfortable, ils balançaient comme un gros pendule au-dessus de vastes étendues potagères où des travailleurs en ligne, par centaines, ramassaient la verdure à la main. L’agriculture employait beaucoup, ça décongestionnait les villes et calmait les foules. Ils se posèrent sur un hangar peint en vert orné de jeunes carottes, dont le toit s’ouvrit pour leur laisser passage.

La discussion eut lieu dans une chambre sourde et déconnectée, mais celle-là souterraine, et fut menée par un homme d’âge mur, rond, moustachu, mais faussement affable. « Vous avez atteint les derniers niveaux de Jéricho, lui dit-il. Ils sont rares les jeunes gens comme vous. – On me l’a déjà dit, de la même façon. – C’est que c’est vrai. Nous avons besoin de vous, parce que vous savez protéger les murs, et donc les abattre. – Que voulez-vous alors ? – Nous sommes Dacapic, le consortium Danone, Cassegrain, Picard. Nous n’avons pas renoncé à l’exportation, mais les normes, les labels et les contrôles internationaux sont un casse-tête, pas deux pareils, ce sont des murailles faites exprès pour isoler les marchés. Tout le monde se méfie de tout le monde, tant qu’une épidémie peut surgir en quelques jours des pays où l’on ne contrôle pas l’état sanitaire de la population. Mais nous voulons quand même vendre. – Et alors ? – Tous ces contrôles dont je vous parle sont largement automatisés. Je vous propose de les étudier et de les pirater. De mener une cyberguerre discrète pour vendre plus ou moins légalement des petits pois et des yaourts en Chine. Vous souriez, ça a l’air modeste, plus modeste que la nouvelle aviation où vous avez failli travailler, mais nous parlons d’un chiffre d’affaires dix fois supérieur. »

Jean-Phi se mit à pianoter sur les accoudoirs du fauteuil où il était assis, cela n’échappa pas au gros homme qui s’interrompit et sourit. « Je vois que ça vous intéresse. Au fond, c’est le niveau suivant de Jéricho que nous vous proposons, nous en avons l’exclusivité. Vous saurez l’atteindre ? – Sûrement », souffla Jean-Phi, impatient de commencer.

Alexis Jenni

Alexis Jenni, né à Lyon en 1963, agrégé de biologie, a enseigné dans un lycée avant de devenir écrivain. Reçoit le prix Goncourt en 2011 pour son premier roman L’Art français de la guerre. A depuis écrit quatre romans, dont La Nuit de Walenhammes, analyse de ce que devient le travail en ère ultralibérale et une quinzaine d’essais sur des sujets divers : peinture, spiritualité, sciences, alimentation. Aime la science-fiction d’un amour adolescent, gardé précieusement à l’âge adulte.

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