Philosophie et Management à l’ère numérique, avec Ghislain Deslandes

8 novembre 2018 | ACTUALITÉS

Le Cercle Philosophie du Numérique du Cigref a reçu Ghislain Deslandes autour du thème « Philosophie et Management à l’ère du numérique »

Lors de sa dernière réunion, le Cercle Philosophie du Numérique du Cigref a invité Ghislain Deslandes, à s’exprimer sur le thème « Philosophie & Management à l’ère du numérique ». Ghislain Deslandes, professeur en gestion et management à ESCP Europe, et aussi Docteur en philosophie et membre du collègue international de philosophie, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les origines et les implications philosophiques du management [Essai sur les données philosophiques du management (2013) et Critique de la condition managériale (2016)].

Quelle place donner au « travail vivant » dans un univers algorithmisé ?

De quels attributs philosophiques le manager pourrait-il s’armer pour composer avec les mutations technologiques qui affectent l’organisation et ses individus ? Comment la gouvernance algorithmique transforme-t-elle les pratiques managériales ? Quelle place donner à ce que Ghislain Deslandes appelle le « travail vivant » dans un univers de plus en plus systémique, automatisé, ou « algorithmisé » ?

Pour répondre à ces problématiques, quatre grands axes ont été abordés lors de cet échange :

  • Le sens originel du management : qu’est-ce que l’antiquité nous apporte sur la compréhension des premières formes de management ?
  • Le sens contemporain du management : comment penser son évolution avec la « gouvernance algorithmique » ?
  • Penser le travail et les compétences de demain : quelle place donner au jugement humain dans sa complémentarité avec la machine, et quel sera le rôle des managers dans les prochaines grandes mutations technologiques ?
  • Le manager philosophe à l’ère numérique : de quelles qualités philosophiques les managers pourraient-ils s’inspirer dans le contexte numérique ?

Comprendre les racines du management 

Dans l’histoire du management, le nom de « Taylor » est souvent associé à l’acte de naissance de la théorie managériale, alors qu’il devrait être plutôt considéré comme étant uniquement l’acte fondateur de l’organisation scientifique et rationnelle du travail. La théorie managériale ne se réduit bien heureusement pas au taylorisme ; elle revêt bien d’autres dimensions que l’on retrouve dès l’antiquité et qui mériteraient que l’on s’y attarde davantage.

Le management appelle à un travail lexicologique. Son origine étymologique vient du latin « manus », qui veut dire « main » et de l’italien « managere » qui signifie « piloter ». Un bon manager est donc originellement quelqu’un qui a « une bonne main », qui a du tact, une habilité, pour ne pas dire une certaine délicatesse, selon Ghislain Deslandes.

Xénophon, l’un des grands interprètes de Socrate, fut le premier à évoquer l’idée de management dans la Grèce antique, dans L’Oikonomia. Il n’y est pas question d’économie mais de ce que nous appelons aujourd’hui « management » et « leadership ».  Xénophon y parle notamment d’un « talent de commander », d’une « inspiration d’en haut » et évoque déjà les questions de responsabilité sociale d’une organisation, par rapport à la Cité à laquelle il faut pouvoir « rendre compte ».

L’ancien français utilisait le terme de « ménagement » pour signifier le fait de prendre soin de soi et des autres dans un objectif de gestion. Chez Socrate, le terme de « phronimos », ou le « principe de gestion des affaires » (cf. G. Deslandes, Critique de la condition managériale, p.13) exprime une forme de vertu lorsqu’il est pratiqué avec « maîtrise de soi » et « souci des autres et de la cité ». Quant à l’Economique d’Aristote, on y retrouve l’idée que le bénéfique est préférable au profitable. Il est intéressant de soulever ici l’origine avant tout éthique et politique du management, loin des préceptes érigés par Taylor ou Fayol au début du siècle, autour de mots d’ordre comme : « prévoir, organiser, commander, coordonner, contrôler ».

Au regard de cet enseignement antique, Ghislain Deslandes propose une définition du management autour de deux pôles complémentaires : le management serait un alliage de savoir-faire (la pratique de gestion supposant un ensemble de connaissances, de techniques), et de savoir-être incluant une dimension éthique et politique car la responsabilité des managers relève aussi d’un « souci » de soi, des autres, et de son environnement.

Les préceptes philosophiques du manager

Ghislain Deslandes propose une relecture contemporaine de cet héritage philosophique à la lumière des problématiques du management moderne. Voici donc quelques notions théorisées par Socrate, Xénophon, Aristote, à propos de ce que nous appelons aujourd’hui le management :

  • Le kairos signifie le fait de prendre une décision au bon moment ;
  • Le phronimos suggère de cultiver sa capacité de jugement, sa sagesse pratique ;
  • La metis appelle à l’habilité, la « ruse de l’intelligence » ;
  • Le sophrosune est la maîtrise de soi, la modération ;
  • L’epimelia heautou concerne le souci de soi ;
  • L’acrasie est la faiblesse de la volonté : les managers peuvent incarner un discours, un changement, une stratégie, mais au moment de le faire, ils échouent.

Quel est le souci managérial de notre temps ?

Tout d’abord, l’un des soucis managériaux de notre temps est générationnel : de nombreuses études portant sur les digital natives montrent en effet un rejet des modes d’organisation pyramidale et du « siècle des chefs » du 20ème siècle.

Par ailleurs, la transformation numérique réitère en quelque sorte certains aspects du taylorisme, ou de ce que Alain Supiot appelle la « gouvernance par les nombres » (et la gouvernance algorithmique en est le degré ultime). En effet, l’usage par exemple du Big Data n’a fait que renforcer l’idée qu’à partir d’une grande quantité de données, on peut calculer et catégoriser les comportements humains. Alain Supiot insiste sur la montée en puissance de l’évaluation par les chiffres dans notre monde contemporain. Il affirme même que la législation est déjà désintermédiée par la programmation : « on n’attend plus des hommes qu’ils agissent librement dans le cadre des bornes que la loi leur fixe, mais qu’ils réagissent en temps réel aux multiples signaux qui leur parviennent pour atteindre les objectifs qui leur sont assignés. » (cf. Alain Supiot, « La gouvernance par les nombres »)

Ce qui semble échapper à ces révolutions technologiques est la possibilité de bifurcation de l’humain, de son habilité, de sa délicatesse. Le Big Data ne peut sortir des hiérarchies qui l’arpentent, comme le démontre très bien Dominique Cardon dans « A quoi rêvent les algorithmes ? ». En d’autres termes, le Big Data est un très mauvais outil pour penser la rupture.

Le risque à tout cela est finalement la démotivation, la perte de sens au travail, ou ce que Ghislain Deslandes appelle le « desaffectio societatis ». Ce qui devrait se trouver du côté de la joie, de l’affectio societatis, n’a pas sa place dans le monde des chiffres. Or il y a bien du non-immédiatement mesurable, du non-quantifiable (comme le vécu, l’identité, la solidarité, la créativité, le plaisir) dans toute organisation. En d’autres termes, tout ce qui n’a pas de valeur mesurable est aussi une valeur, assurant une forme de viabilité et de vitalité de l’entreprise.

Lutter contre la « stupidité » algorithmique et fonctionnelle 

L’intelligence artificielle en connaît plus sur nous-mêmes que nous ne sommes parfois capables d’en savoir. Peut-elle faire de nous des idiots potentiels ? Nous déposséder de notre capacité de penser, de réfléchir par nous-mêmes en fournissant des solutions toutes faites, efficaces et pratiques – comme le sont par exemple les systèmes de GPS ?

A quoi sert la philosophie dans ce contexte ? Gilles Deleuze répondrait « à nuire à la bêtise ! ». Dans leur livre The Stupidity Paradox, André Spicer et Mats Alvesson cherchent justement à nuire à la bêtise organisationnelle (ou « stupidité fonctionnelle »).

La stupidité fonctionnelle est un concept qui traduit le fait que des personnes ayant des diplômes et des compétences ont des jobs qui font de moins en moins appel à leur capacité réflexive, critique, créative. Il y a trois stades à ce processus de « stupidité fonctionnelle » :

  • Le manque de réflexivité personnelle, c’est-à-dire le moment où l’on suit la pensée dominante par exemple ;
  • Le pourquoi de l’action n’est plus interrogé ;
  • Les conséquences de l’action ne sont plus interrogées, au-delà de notre périmètre personnel.

Bernard Stiegler parle à ce sujet de « prolétarisation des élites ». Cela signifie que les managers et managés en savent de moins en moins sur eux-mêmes, car ils sont utiles à des systèmes anonymes qui peuvent se passer d’eux à tout moment.

Penser le travail de demain

Il est un adage qui dit : « personne n’est irremplaçable ». On l’assène comme une vérité générale, qu’on ne questionne plus. Or, d’un point de vue philosophique, il n’est rien de plus déshumanisant que de penser que nous sommes remplaçables. Cynthia Fleury a développé à ce propos le concept d’irremplaçabilité, dans un ouvrage qui s’intitule « Les irremplaçables », comme une notion clé pour penser l’investissement et l’engagement personnel. La question de la remplaçabilité de l’homme par les machines vient justement reposer cette question profondément humaine : qu’est ce qui fait notre irremplaçabilité ? Et comment les organisations peuvent -elles penser cette notion dans un contexte de désintermédiation et de remplaçabilité généralisée ?

Rappelons que la remplaçabilité est l’idée majeur du taylorisme, et se retrouve également dans les ouvrages d’Harrari. Certains exemples le confirment : Deep Knowledge Venture, une société Hong-Kongaise a créé un 13ème poste d’administrateur pour un algorithme, dont la voix compte dans le processus de décision du conseil d’administration.

Pour répondre à cet enjeu majeur, Ghislain Deslandes rappelle qu’il est important de créer des métiers qui ne soient tout simplement pas remplaçables par des algorithmes, ou du moins qui offrent un « bon niveau de complémentarité avec l’IA ». Mais une chose est sûre, il vaut mieux parier aujourd’hui sur les capacités imaginatives, émotionnelles, créatives – ce qu’on pourra aussi appeler les soft skills – qui sont de l’ordre du savoir-vivre, plutôt que sur la mémorisation et le calcul.

Ce qui fera notre « irremplacabilité » dans ce contexte est donc le savoir-vivre mais aussi notre capacité à gérer l’incertitude. En effet, nos actions supposent un arrière-plan de connaissances implicites qui ne sont pas toutes explicables, et encore moins programmables. Wittgenstein appelle cela « le domaine de la certitude ».

La compétence morale du manager d’aujourd’hui se situe plus que jamais dans ce savoir-vivre, et cet effort de faire ressortir l’autonomie et l’intelligence des individus, comme valeur première.

Il faut réussir à être un « good enough manager » : cette expression vient du « good enough mother » repris par Michaud, qui signifie qu’une bonne mère n’est ni trop bonne ni trop mauvaise. Le manger est dans cette juste mesure, qui n’est ni dans une maîtrise complète ni dans un laisser-aller.

Comment résister à la gouvernance algorithmique ?

Ghislain Deslandes propose trois recommandations :

  • Ne pas disqualifier le jugement humain trop vite.
    • Günther Anders parlait de « honte prométhéenne de l’humain » : cela signifie que l’homme a peur de son jugement et s’en remet à la machine. Or, il faut toujours un regard humain pour juger des situations.
  • Retrouver une bio-diversité des évaluations.
    • Aristote parle de la « sagesse pratique » du management : manager suppose de « sentir » les choses, de penser les tensions qui existent pour agir avec « a propos ».
    • Il faut faire confiance à l’expérience des managers, à leur culture et leur sensibilité propre.
  • Apprendre à désapprendre :
    • Il s’agit de déconstruire nos propres visions du monde, de se confronter à des idées qui ne sont pas les nôtres, et qui sortent de notre champ de certitudes.
    • L’injonction à l’efficacité ne doit pas nous empêcher de nous reconnecter avec nous-mêmes.
    • Il faut un rapport à l’inutilité, se reconnecter avec l’expérience culturelle, la mémoire du passé, la pensée critique.

Manager avec philosophie

Pour conclure, les attributs philosophiques du management contemporain sont de l’ordre de la « force vulnérable » : une force qui se reflète dans le pouvoir de contrainte des managers, et une vulnérabilité qui place la préoccupation de soi, d’autrui et de son environnement comme principe de base à l’action. Le numérique a permis de révéler – de manière amplifiée – cette dialectique de la « force vulnérable », en venant interroger le rôle et le pouvoir des managers et plus généralement des modes de travail.

Manager avec philosophie consisterait alors à :

  • Savoir douter : c’est une veille règle philosophique qui devrait être considérée comme une force pour agir et non comme une faiblesse.
  • Reprendre à zéro la question du management, ou en d‘autres termes « oublier » l’héritage taylorien du management.
  • Avoir l’esprit critique : donner des nuances, s’opposer au conformisme, percevoir la singularité des situations.

Cet article rédigé par Flora Fischer, doctorante-Chargée de mission au Cigref, reprend les propos tenus par Ghislain Deslandes devant les DSI du Cigref lors du Cercle Philosophie du numérique du 27 septembre 2018

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