Des DSI évoquent leur « entreprise numérique »

Réunis à l’invitation de l’Institut G9+, des Directeurs des Systèmes d’Information de plusieurs secteurs d’activités se sont exprimés devant une salle pleine de responsables d’entreprises et d’anciens élèves de Grandes Ecoles, sur l’évolution, ou la révolution qu’est l’entreprise numérique, pour eux qui se trouvent au carrefour stratégique des bouleversements numériques de l’entreprise !

Evolution ou révolution pour l’entreprise numérique ?

Que pensent les DSI des différents secteurs d’activités, venus répondre à cette question à partir de leur expérience professionnelle, chacun dans leur secteur d’activités ?

Extraits de l’intervention de Bernard Duverneuil
DSI Essilor, Vice-président du CIGREF
Sollicité par le G9+ pour présenter, non seulement sa propre expérience de DSI, mais également pour faire partager le point de vue du CIGREF sur l’entreprise numérique.

Au CIGREF, nous aimons rappeler que cette évolution vers le numérique est à l’œuvre dans les entreprises depuis plus de quarante ans. Ainsi, Pierre Lhermitte, Président Fondateur du CIGREF écrivait à cette époque dans « Le pari informatique » – de manière visionnaire – que « le système informatique [apparaissait] inséparable de l’entreprise (..) au point d’en devenir l’une des caractéristiques ». Pour ma part,  je conçois l’entreprise numérique comme la projection –  empreinte – de l’entreprise dans l’espace numérique. Et cette empreinte numérique se confond de plus en plus avec l’entreprise elle-même.

Evolution ou révolution, je ne sais pas, mais la distinction que l’on peut faire entre l’entreprise et l’entreprise numérique est de plus en plus faible, car le numérique touche tous les secteurs. A partir de mon expérience personnelle dans le monde industriel, ou précédemment dans les médias, la numérisation des médias, que ce soit la musique, les magazines, la radio, la télé, ces secteurs sont  aujourd’hui  complètement numériques, et l’usage qui en est fait est majoritairement numérique. Dans l’industrie, c’était un peu plus rare. Aujourd’hui, c’est une réalité pour la plupart des secteurs.

Bruno Ménard, dans le livre « l’entreprise numérique » donne une définition  de l’entreprise numérique : « c’est une entreprise qui, dans toutes ses dimensions, les composantes de son modèle d’affaires a une vision et un plan numérique ». Cela signifie que dans toutes les dimensions du modèle d’affaires, l’entreprise a la volonté de développer sa propre stratégie et exécuter cette stratégie dans la dimension numérique, car cette dimension numérique se confond bien souvent avec la dimension stratégique.

L’entreprise numérique est effectivement absolument partout. Cette évolution s’est faite en 40 ans. Mais désormais on constate une accélération, pour diverses raisons : la réduction de l’espace-temps, la mobilité, l’ubiquité…

Le CIGREF a commencé à réfléchir sur cette notion l’année dernière, quand, comme toute organisation, elle a eu besoin de travailler sur un plan stratégique. Sa réflexion avec les DSI a conduit à une conclusion essentielle, la nécessité de devenir un carrefour indépendant de réflexion sur l’entreprise dans le domaine numérique. Ce qui veut dire qu’il ne s’agit pas simplement de se positionner sur le DSI et ses équipes, mais c’est un phénomène assez nouveau qui nécessite une collaboration au sein des entreprises, au sein des directions générales. Evidemment les DSI et leurs équipes ont un rôle important à jouer dans cette évolution, parce qu’ils ont la crédibilité, la légitimité par rapport à la technologie.

Le CIGREF, qui se positionne volontairement depuis l’origine comme un réseau de grandes entreprises et non comme un club de DSI, a souhaité placer le débat sur l’entreprise numérique et non sur le rôle du DSI dans cette transformation.

On a l’habitude de dire que le CIGREF a 3 métiers principaux : l’appartenance, l’intelligence et l’influence. L’appartenance, c’est la volonté pour l’ensemble des entreprises membres d’optimiser le partage, le croisement des connaissances, l’échange. L’intelligence, au sens premier du terme, c’est véritablement de faire une analyse de ces éléments informationnels et d’en tirer une bonne compréhension, une bonne lecture, non seulement pour comprendre, mais aussi pour anticiper l’évolution de l’écosystème des systèmes d’information. Le métier influence, est notre volonté affichée d’exercer une influence, non seulement auprès des fournisseurs, mais également auprès des autorités, des pouvoirs publics, de la Commission européenne, etc. pour affirmer notre position en tant que grand utilisateur du numérique.

Historiquement, la dimension numérique s’est plutôt positionnée en support des process traditionnels de l’entreprise. On a automatisé, optimisé les processus et, petit à petit, la production elle-même est devenue numérique. Aujourd’hui, la principale caractéristique, c’est non seulement l’automatisation et la numérisation des processus, mais en plus on a quasiment dans tous les secteurs d’industrie, des produits qui deviennent numériques.

Par exemple, chez Essilor, on propose du « verre numérique ». Cela révolutionne non seulement l’offre mais aussi la dimension clients. En effet, les clients deviennent des clients numériques parce que l’on vend de façon numérique. On doit effectuer un marketing numérique auprès de ces clients qui ont établi une relation numérique avec l’entreprise. On développe une stratégie business au regard de cette offre … Toutes ces questions nécessitent une réflexion approfondie avec l’ensemble des métiers de l’entreprise.

Chez Essilor, on se doit désormais d’avoir une stratégie numérique. Aujourd’hui, face avant ou face arrière des verres,  l’ensemble peut être réalisé avec des machines numériques. La rupture technologique, ce sont les machines de surfaçage numérique. Cela ouvre de nombreuses possibilités. D’une part le champ d’une personnalisation très poussée pour les porteurs de lunettes, avec leurs caractéristiques propres. D’autre part, toute la chaine de prise de commande se fait en numérique, jusqu’aux laboratoires. L’offre et le produit sont numériques mais aussi leur distribution : c’est ainsi qu’on peut parler de « logistique numérique ».

Extraits de l’intervention  d’Ahmed Bennour
DSSI d’Areva, ex Directeur du Secteur Service d’AREVA NC

Areva,  est le leader mondial des activités de construction, de service et de fourniture pour l’industrie nucléaire. Nous sommes également présents dans les énergies renouvelables.  A titre d’exemple le numérique est extrêmement présent dans une activité d’éoliennes offshore parce qu’il nous faut savoir la performance des turbines, alors qu’elles sont très loin des cotes. On doit pouvoir mesurer leurs performances et transmettre ces informations. Il est également très important de savoir simuler la production des turbines pour évaluer la production d’énergie que l’on va produire, On peut également utiliser des simulations pour faire de la maintenance prédictive, afin d’observer les comportements des équipements. Sans le numérique ce serait extrêmement difficile de développer ces métiers-là. On doit constamment pouvoir mesurer, monitorer à distance.

La transformation de l’entreprise n’appartient pas à la DSI toute seule, elle suppose un processus de changement qui doit être accepté au sein de l’entreprise. Dans notre DSI, nous avons des personnes qui sont à l’écoute de l’innovation, de ce qui se fait autour. Lorsqu’elles ont de nouvelles idées, on voit comment on peut travailler ensemble pour intégrer et transformer le business grâce à ces innovations. Il faut que le business accepte de prendre une dose raisonnable de risques et d’investir. Si on ne veut déployer que des choses qui fonctionnent bien, on prend du retard par rapport à d’autres et on ne peut pas progresser.

Chez Areva, un exemple d’innovation qui a bien fonctionné, un système qui permet d’automatiser toute la maintenance d’usine d’enrichissement d’uranium, avec des accès à l’information répartis dans toute l’usine. Ce système a très bien fonctionné et nous sommes en train de le proposer à d’autres usines.

Quand on parle de numérique, on parle de collaboratif, donc d’entreprise étendue. On entend tout de suite le risque sur le plan de la sécurité. Il est bien de travailler en temps réel avec d’autres mais on doit être assuré de la sécurité des échanges et du maintien de cette sécurité dans le temps, ce qui n’est pas toujours évident surtout lorsque l’on regarde cela au niveau mondial. Cela suppose des changements de processus et de façons de fonctionner. On doit également prendre en compte le cycle de vie des logiciels et le cycle de vie des données. Par exemple, dans un projet nucléaire, entre le moment où on fait une offre pour construire un réacteur et le moment où il commence à produire, il peut se passer une dizaine d’années.

Extraits de l’intervention de Jean-Luc Lucas,
ex directeur des plates-formes de service d’Orange France Télécom

Les télécoms ont subi une révolution numérique depuis de nombreuses années. Cette révolution numérique a commencé par la technique. Mais ce n’est pas ce qui a été fondamental. Ce qui a été fondamental, c’est que le numérique a complètement changé le business modèles des opérateurs de télécoms. Il y a 30 ans, la valeur était dans le transport. Aujourd’hui, la valeur est dans l’accès et dans les services, ce qui veut dire que le modèle de ces entreprises a complètement changé.

Autre élément important, il y avait une industrie des télécoms et une industrie de l’informatique. Or, ces deux secteurs sont de plus en plus liés. Puis, il y a eu l’arrivée de nouveaux acteurs comme Google, Apple, ce qui a complètement changé le modèle, notamment sur les mobiles. Autre changement fondamental, c’est la manière de travailler. Pour faire de l’informatique aujourd’hui, on peut avoir des équipes en France, en Inde, partout dans le monde. On est capable de travailler de façon complètement décentralisée, et c’est le numérique qui a créé cela.

A l’origine, les systèmes d’information étaient plus construits pour les utilisateurs qui étaient les employés. Puis ils ont été dérivés pour les clients. Souvent, il n’est pas aussi bien dérivé que s’il avait été construit à l’origine. Aujourd’hui, il faut construire les SI pour les clients et les dériver pour les employés qui vont aider les clients. C’est une révolution extrêmement importante. Quand on conçoit un nouveau service ou un nouveau produit, on doit le concevoir en co-construction entre le marketing, ceux qui vont le développer.

Par ailleurs, il y a un paradoxe en termes de stratégie : Steve Jobs a déclaré : je ne demande surtout pas aux clients ce qu’ils veulent parce que jamais ils ne m’auraient dit qu’ils voulaient l’iPhone. Si Henri Ford avait demandé à ses clients ce qu’ils voulaient, ils auraient répondu « on veut un cheval plus rapide » ! D’un côté il faut être capable de faire évoluer les choses en demandant au client mais de l’autre il y a des ruptures, des choses nouvelles et là, il faut être capable de les arrimer très fortement comme ont su le faire Apple, Google. Ce sont ces entreprises qui réussissent.

Extraits de l’intervention  d’Olivier Kling
DSI de Cofidis, Directeur de Programme chez Capgemini

L’entreprise Cofidis, qui travaille sur le crédit à la consommation à distance, était déjà nativement sur 2 canaux, le canal papier et le canal téléphone. Elle a donc vu assez naturellement l’intégration du canal web. Une bascule plus complète dans le numérique s’est faite à partir des années 2006-2007 car la majorité des flux clients a basculé via le net. Le premier impact est un volume de demandes plus important, mais de la demande moins qualifiée. Pour appréhender cette nouvelle réalité numérique, il a fallu développer tout un ensemble d’outillages, une modélisation du marché pour le comprendre, le décrypter et pouvoir agir dessus. Autre impact, la rupture qui s’est faite dans la communication, un poste dont le budget est beaucoup plus important que le budget informatique. Dernier point, on constate un saucissonnage de la relation client. Pour une même demande, il nous sollicite sur de multiples canaux, ce qui nous oblige à gérer en backoffice pour être en temps réel sur l’ensemble des canaux.
On se méfie de l’alignement du système d’information sur la stratégie de l’entreprise. On est plus à l’écoute du marché qui peut bouger pour ne pas rigidifier le système. Le SI est un vecteur extrêmement important de mise en œuvre de la stratégie mais en même temps il laisse à la stratégie la possibilité d’évoluer.

Extraits de l’intervention  de Pierre Faure
Directeur e-business de Dassault Aviation

Dassault Aviation, à ne pas confondre avec Dassault Système, est une digital company. Pour répondre à la question « révolution ou évolution », pour moi c’est révolution !
En fait, on fait numérique depuis très longtemps déjà. Le Rafale a été le premier avion construit avec une maquette numérique. La première révolution a été le Falcon 7X, en 2005, un avion civil, avec un plateau virtuel de conception, partage de la maquette numérique entre les coopérants, les équipes de conception, production et support. Dès le premier avion on avait la qualité du centième, on a divisé par deux certains cycles et certains couts. Cela n’a été possible que grâce au numérique.

On est maintenant dans une nouvelle dimension car dans l’aéronautique nous ne faisons que 20% du produit. Mais on veut gagner sur les 100%. Ce n’est pas en interne que l’on a énormément à gagner. Le gain possible est sur l’entreprise étendue, les 80% restant. On a lancé un cloud sectoriel de l’industrie aéronautique qui offre trois services. Pour que l’interopérabilité marche il faut que l’entreprise étendue repose sur des standards.
Un service Air Design pour la conception, Air Supply pour la supplation, Air Bus c’est 800 fournisseurs connectés à son portail fournisseurs. Le troisième service c’est Collab pour la collaboration sur les programmes de recherche, etc. L’apport le plus important c’est que tous les fournisseurs, quelle que soit leur place vont pouvoir utiliser la plateforme avec leurs propres fournisseurs. On va atteindre le nirvana après lequel on court depuis toujours, c’est-à-dire une continuité numérique depuis les donneurs d’ordres jusqu’aux clients (militaires ou civils) grâce au cloud. Je suis un fana du cloud parce que c’est selon moi la seule façon de donner aux petites structures les moyens d’accéder au numérique qui était réservé aux grands donneurs d’ordres.

Ce qui me parait une tendance de fond c’est que bientôt on aura plus d’utilisateurs à l’extérieur de la société qu’à l’intérieur, pour une entreprise de type Dassault Aviation. De même, on aura beaucoup de briques du système d’information qui seront dehors. On va utiliser de plus en plus de solutions en Cloud chaque fois que la sécurité sera garantie, ce qui est la condition. Le DSI n’a plus le seul rôle d’assembleur, mais de plus en plus un rôle de force de proposition. On doit tous être des visionnaires, savoir prendre des risques mesurés et le DSI doit faire partie du comité de direction de l’entreprise sinon on voit mal comment il peut être aligné avec les grands processus stratégiques de l’entreprise.

Organiser la chaine numérique

De son côté, le programme de recherche de la Fondation CIGREF a conduit un ensemble de travaux académiques très enrichissants afin de tracer l’impact du numérique sur l’entreprise à l’horizon 2020. Parmi les conclusions qui commencent à émerger de ces travaux de recherche, on voit poindre le concept d’accéluction, un néologisme qui vient de la contraction d’accélération et de production. Production dans le sens production de valeur. Cette notion est celle de la production de valeur qui s’étend sur l’ensemble des champs de l’entreprise. C’est une extension très importante du champ de production de la valeur de l’entreprise. Par exemple : l’entreprise étendue, les partenariats, les sous-traitants, les cotraitants… Les entreprises leader d’un secteur on la responsabilité d’en organiser la chaine numérique.

Une seconde dimension, interne à l’entreprise, est l’aspect collaboratif et transverse. Le risque est pour les organisations qui étaient habituées à travailler de manière verticale et contrôlée. Les réseaux transversaux fonctionnent avec une intelligence collective, une efficacité collective, ce qui peut déstabiliser certaines organisations et peut aussi freiner la mise en œuvre du changement.

Autre dimension, la mobilité. Le simple fait d’avoir un accès permanent à l’information, en tous lieux, est une révolution. C’est une contraction de l’espace-temps qui peut également générer un risque sociétal.

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