Ethique et Numérique, quels enjeux pour l’entreprise ?
C’est LA question centrale posée à un panel d’experts en matière d’éthique, qu’ils soient praticiens chargés de la décliner dans le monde professionnel, ou universitaires, chercheurs chargés de l’étudier et/ou de l’enseigner…
Si l’éthique est déjà par nature complexe à définir, ce que rappelleront le Professeur de philosophie Philippe Goujon et Malik Bozzo Rey, Docteur en philosophie, sa mise en perspective avec le numérique relevait d’un autre défi !
Accueilli chez SCOR par son DSI Régis Delayat, administrateur CIGREF, celui-ci présente les objectifs du colloque : « il vise à renforcer la prise de conscience autour des questions d’éthique posées par le numérique et à mesurer les impacts sur nos entreprises et leur écosystème ». Il rappelle que SCOR, en tant que réassureur de personnes, est déjà particulièrement sensibilisé aux questions d’éthique, à travers son besoin de protéger les données de ses clients dans le monde entier avec des contraintes spécifiques à chacun des marchés.
De même, l’éthique n’est pas un sujet nouveau pour le CIGREF. Il travaille sur les questions d’éthique depuis 2006 au sein de plusieurs groupes de travail, et depuis 2010 dans le cadre de sa Fondation de recherche. En effet, le programme de recherche de la Fondation CIGREF mené avec le concours des plus grandes universités dans le monde entier, réfléchit au « design de l’entreprise de 2020 », où les problématiques de l’éthique sont très présentes.
Que devient l’éthique, une préoccupation ancienne, quand elle est confrontée au numérique ?
L’éthique, tout le monde en parle ! Il faut dire qu’on la vit au quotidien, que ce soit en entreprise ou dans notre vie personnelle. Elle impacte nos fonctionnements, nos usages. En entreprise, la transformation numérique n’est pas le simple déploiement de technologies nouvelles, mais un mouvement de fond qui impacte la nature-même de nos activités et la culture de nos collaborateurs… La dimension éthique est souvent évoquée : protection des données personnelles, connexion permanente, surveillance électronique, respect de la vie privée, droit à l’oubli… souvent évoquée, mais certainement encore insuffisamment balisée ! Raison de ce colloque…
Pascal Buffard, Président du CIGREF, revient ensuite sur la volonté du CIGREF de partager ses réflexions et travaux1 sur le sujet de l’éthique et sa volonté de proposer un « regard croisé » entre praticiens en entreprises, chercheurs et experts afin d’élaborer une vision partagée et transdisciplinaire des enjeux éthiques du numérique.
« L’éthique est bien plus qu’un garde-fou : elle est au cœur même de la stratégie des entreprises et sa place se trouve notoirement amplifiée avec l’usage des technologies du numérique. L’éthique, tout comme la Culture numérique, exige une vision, un dessein, une ambition qui se concrétise dans une orientation. Cette vision n’est pas prescriptive. Elle constitue le fondement d’une réflexion qui s’engage aujourd’hui et que nous souhaitons partager avec les différents acteurs de notre écosystème et les différentes parties prenantes de nos entreprises.
La mutation des grandes entreprises au sein du monde numérique génère de profonds changements sur leurs stratégies, leurs modèles d’affaires et leur gouvernance. Ces transformations modifient l’image de l’entreprise, ses modes de management, ses leviers de croissance, ses processus de création de valeur. Elles impactent les compétences des collaborateurs et induisent un nouveau type de leadership entrepreneurial ».
Questionner le numérique, une responsabilité managériale pour tout dirigeant !
Pascal Buffard poursuit : « dans ce contexte, « Questionner le numérique » devient pour tout Dirigeant une exigence et une responsabilité managériales. Il lui appartient de poser un regard lucide et éclairé sur les principes d’actions qui doivent guider ses actes, ses décisions et ses prises de position. L’enjeu est de lutter, avec discernement, contre la banalisation des technologies et l’indifférence quant à leurs usages. En un mot, il nous faut relever le « défi éthique » lié à l’irruption du numérique dans nos vies et dans nos organisations.
Au CIGREF nous pensons qu’il est de notre devoir de penser aujourd’hui la transition numérique de nos organisations, ce qui signifie :
• savoir harmoniser vitesse, innovation et efficacité collective ;
• pouvoir concilier les impératifs d’efficacité économique avec le souci des valeurs et des finalités;
• vouloir mobiliser les valeurs d’engagement, de coopération et de confiance, valeurs essentielles de cette mutation numérique qui en cours dans nos entreprises et dans la société toute entière ».
Y a-t-il une éthique propre au numérique ?
Parmi les questions soulevées par Georges Epinette, Vice-Président du CIGREF et Flora Fischer, doctorante, lors de leur restitution des travaux du CIGREF, celle de savoir si l’on pouvait véritablement distinguer une éthique propre au numérique :
« Il semble que oui, puisque le numérique crée de toute part des injonctions contradictoires qui ont par conséquent des répercussions éthiques spécifiques à la technologie numérique. Par ailleurs, il existe des comportements singuliers qui naissent de notre appropriation par les usages de ce nouvel espace-temps que crée le numérique :
– nous avons la possibilité de nous exprimer anonymement, ce qui peut poser la question de la responsabilité des individus dont l’invisibilité peut dédouaner de certaines règles de bienséance,
– l’instantanéité et l’ubiquité que permet l’internet, répercutent nos actes de paroles de manière impressionnante et irréversible.
C’est pourquoi il faudra en effet instaurer des préconisations éthiques spécifiques au monde numérique, en gardant toujours en tête cette question : est-ce que le numérique peut induire un risque de déviances de nos comportements éthiques ?
C‘est ce que nous allons voir à travers l’identification de quelques enjeux éthiques au sein de l’entreprise et dans la relation aux clients ».
Quels sont les enjeux éthiques du numérique ?
« Les enjeux éthiques du numérique ne sont pas nouveaux sur le fond mais plutôt sur la forme, puisqu’ils se posent à travers de nouveaux moyens / nouveaux outils : essentiellement ce sont le respect de la vie privée et la liberté individuelle qui semblent mis en question. Ces enjeux concernent la protection des données personnelles, le droit à l’oubli, le droit à la déconnexion, la fracture numérique ou encore la surveillance électronique ».
Un enjeu de confiance
« L’intérêt de respecter des règles éthiques, et de faire preuve de transparence vis-à-vis des politiques d’exploitation des données personnelles, est de conserver du mieux possible la confiance de ses clients/consommateurs. A titre d’exemple, Orange a publié en février les résultats d’une nouvelle étude, « Future of Digital Trust », sur les préoccupations des consommateurs à l’égard du traitement de leurs données personnelles par les entreprises. Cette étude met en évidence le manque de confiance des consommateurs : 78 % des consommateurs estiment qu’il est difficile de faire confiance aux entreprises quant à l’exploitation de leurs données personnelles. La même proportion de consommateurs estime que les fournisseurs de services détiennent trop d’informations sur leurs habitudes et leurs préférences. 70 % pensent qu’il y a peu ou pas de possibilités de savoir comment ces données personnelles sont utilisées.
Parallèlement, 82 % considèrent qu’ils ont peu de moyens de contrôler la façon dont leurs données personnelles sont utilisées par les entreprises et les institutions. D’après cette étude, le traitement des données personnelles constitue un élément essentiel à la préservation de la confiance que va accorder un consommateur à une entreprise ou une institution, pratiquement au même titre que la qualité des services.
Pour conclure, nous avons élaboré, avec le groupe de travail CIGREF, quelques recommandations à l’intention des managers et des utilisateurs, mais aussi des fournisseurs, afin de pouvoir guider du mieux possible les usages éthiques des outils numériques en entreprise. A travers ce guide, le CIGREF ne prétend pas donner de solutions intangibles, mais plutôt proposer un cadre à l’élaboration d’une éthique du numérique dans l’entreprise. Ces recommandations n’ont de valeur que si elles sont soumises à réflexion et adaptées à chaque contexte d’entreprise ».
Penser l’éthique du numérique… son effet loupe sur les problématiques éthiques classiques !
« Les caractéristiques du numérique forment une ouverture radicale sur le monde et ouvrent un champ de possibles infini. Ceci peut, comme nous l’avons vu, faire émerger le meilleur comme le pire.
Penser l’éthique du numérique, c’est être conscient que la médiation numérique a un effet loupe sur certaines problématiques éthiques classiques qui concernent notamment le respect de la vie privée.
C’est aussi comprendre que le numérique crée de nouveaux enjeux éthiques qui nécessitent plus que jamais une transparence de l’entreprise, autour du droit d’accès aux données personnelles, du droit à l’oubli par exemple.
C’est être conscient que, comme toute technique, le numérique est pharmacologique2 et qu’il faut porter une attention particulière aux effets ambivalents qu’engendre l’usage du numérique : car ce n’est qu’après avoir identifié les effets néfastes, ou contradictoires, au travers de cette attention qui est d’ordre éthique, que l’on pourra trouver leurs remèdes.
Finalement, c’est bien parce que le numérique est un phénomène culturel voire anthropologique, qu’il crée de nouveaux comportements, de nouvelles normes sociales, de nouvelles manières de voir le monde, qu’on a besoin de réifier des systèmes de valeurs de droit ou d’éthique ».
A suivre… les interventions des experts de l’éthique et du numérique
Dans le prolongement de la restitution de ces premières réflexions et travaux, Jean-François Pépin, Délégué Général du CIGREF, explique la démarche du CIGREF pour construire ce colloque :
« Nous avons réuni un panel d’experts, tous engagés sur les sujets de l’éthique et du numérique.
Les tables rondes sont bâties sur le principe d’un « regard croisé » entre praticiens, acteurs du monde économique, chercheurs, universitaires, afin d’élaborer une vision partagée transdisciplinaire… » :
Enjeux éthiques du numérique et pratiques managériales
• Malik Bozzo Rey, docteur en philosophie, maître de conférences en Ethique Economique et Philosophie du Management au Département d’Ethique de l’Université Catholique de Lille et Directeur du Centre « Ethique, Economie, Entreprise »
• Jean-Marc Berlioz, directeur de l’Ethique chez Renault
• Michel Volle, économiste – co-président de l’Institut de l’Iconomie
Enjeux éthiques du numérique dans la relation client
• Raphaël Colas, Responsable pôle Satisfaction Clients et Projets, Direction de la Qualité du Groupe La Poste
• Christophe Bénavent, enseignant chercheur à Paris Ouest, responsable Master Marketing Opérationnel International
• Bernard Reber, directeur du Centre de Recherche CNRS, Sens Ethique et Société
De l’éthique à l’innovation responsable : quelle gouvernance des projets ?
• Philippe Goujon, Professeur de philosophie, Université Notre-Dame de la Paix, Namur; Directeur du LEGIT
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1 Les travaux et réflexions déjà engagés par le CIGREF sur l’éthique et le numérique :
– L’ouvrage « Entreprises & Culture numérique » (ebook gratuit), dont chaque chapitre est clôturé par un encadré destiné à « questionner le numérique » sur les questions éthiques associés au déploiement du numérique dans l’entreprise et la société.
– en 2013, un guide destiné aux administrateurs d’entreprise, pour leur permettre de mieux appréhender les opportunités et les risques associés à la transformation numérique de l’entreprise, en partenariat avec L’IFA (Institut Français des Administrateurs).
– en 2012, « l’impact des TIC sur les conditions de travail » en partenariat avec le Centre d’Analyse stratégique.
– en 2009, « l’usage des TIC et la RSE » en partenariat avec l’ORSE (Observatoire sur la Responsabilité Sociétale des Entreprises).
– en 2006, « Déontologie des usages des systèmes d‘informations », en partenariat avec le Cercle d’Ethique des Affaires et le Cercle Européen des Déontologues.
2 Pharmacologie, terme qui vient du grec pharmakon signifiant à la fois « potion » et « poison ». Notion reprise par Bernard Stiegler dans sa démarche philosophique qui consiste à trouver les remèdes de la société à partir des poisons qu’elle génère.