Pourquoi un humanisme numérique ?

Les sociétés de savoir, en mutation à cause du numérique, nous invitent à penser les nouvelles formes du savoir et ses modèles ancrés dans les usages émergents… L’entreprise numérique en est sans doute l’un des premiers reflets visibles. Ne doit-elle pas, par exemple, accueillir les générations nées avec l’informatique et celles qui n’ont jamais vu de Minitel ni de fil à un téléphone ! Avec tous les schémas mentaux que cela peut tracer autour des postes de travail…

Mais pourquoi « un humanisme numérique » ?
Les choix de Milad Doueihi, auteur de l’ouvrage

Synthèse vidéo

L'humanisme numérique – Milad Doueihi from CIGREF on Vimeo.

Pour aller plus loin…

En 1956, Claude Levi-Strauss a été invité par l’UNESCO à réfléchir sur les rapports qui pouvaient exister à l’époque entre des sciences dures, et surtout les mathématiques, et les sciences cognitives qui étaient naissantes à l’époque, les sciences sociales et humaines. En conclusion, il note que « l’occident a été marqué par trois humanismes ».

Le premier humanisme qu’il identifie est un humanisme aristocratique. C’est celui de la Renaissance qui est associé à la découverte des textes de l’Antiquité classique. Le second humanisme, c’est celui du 19ème siècle qui devient plus intéressant pour nous. Il l’identifie comme un humanisme exotique et bourgeois (on comprend très bien avec la Révolution industrielle). Il l’associe à la découverte des cultures de l’Asie, c’est-à-dire des cultures tout à fait différentes, ce qui a donné lieu à une méthode comparative, en linguistique, en sociologie…

Le troisième humanisme, qui est le sien, il l’appelle « l’humanisme de l’ethnologue » et de l’anthropologue, ou « humanisme démocratique ». Pourquoi démocratique ? Parce que, selon Levi-Strauss, c’est l’humanisme qui fait entrer dans la considération des choses celles qui étaient exclues par la raison et la rationalité : le geste, la parole orale, le mythe…

Si l’on regarde très rapidement ces trois humanismes, on peut dire plusieurs choses. On observe une évolution à la fois politique, (aristocratie, patronage), bourgeoisie, industrie, démocratie, ouverture mondiale globale. Deuxième chose, on peut regarder si ces humanismes sont compris, conçus, en rapport avec le document. Avec « l’humanisme de la Renaissance », c’est le document qui n’est plus évalué en fonction de sa généalogie, mais plutôt en fonction de la vérité de son énoncé. Je vous donne l’exemple le plus classique : Lorenzo Valla, peut-être la figure emblématique de cet humanisme, fait une critique d’un texte célèbre « la donation de Constantin ». L’Eglise catholique a toujours dit c’était un document qui justifiait le transfert du pouvoir politique vers le religieux, pouvoir donné par l’Empereur Constantin. Lorenzo Valla y trouve des contradictions, notamment des choses qui n’étaient pas de l’époque de Constantin, mais plus tardives. Il démontre-là que c’est un faux. Avec le second humanisme, c’est pareil. La méthode comparative met en cause la temporalité et surtout de l’évaluation de l’histoire Biblique. Pour l’histoire du troisième humanisme, c’est effectivement la mythologie qui fait toute sa force.

Le quatrième humanisme

Après ces trois humanismes, il me semble justifié de parler d’un quatrième humanisme, « l’humanisme numérique ». Pourquoi ? Parce que tout d’abord, le document numérique est tout à fait autre de ce qu’est un document classique, qu’il soit manuscrit ou imprimé. Le document numérique, comme vous le savez, est voué à la conversion. Conversion en formats, mise à jour, transmission par une logique de réseau, qui n’existaient pas. Cette simple constatation justifie à mon avis, un départ de ces trois humanismes dans une forme à la fois de rupture, et de continuité. Au delà, on peut dire que dans sa forme de politique, on a un modèle qui n’est pas démocratique au sens classique, tel qu’il était au 20ème siècle. Il est en train d’émerger un autre modèle avec les cultures et les pratiques issues du numérique.

Ce qui caractérise l’individu humain, en tout cas l’homme Occidental, si je reprends les thèses de Claude Levi-Strauss, c’est cette capacité de la parole, le langage. On a oublié quelque chose de très simple, qui a existé depuis les anciens et qui est fondamental pour l’humain, c’est sa manière d’habiter et de façonner l’espace.

Le monde devient une interface vers le numérique !

Cette dimension de spatialité est importante : on a des seuils, des portes, des lieux de cultes, des lieux privés, des lieux publics, des lieux de travail… on ne cesse de créer des espaces spécifiques pour nos usages.

Pour moi, l’humanisme, c’est exactement la manière dont on habite cet espace hybride entre le soi-disant « virtuel » et le soi-disant concret ou « réel ». Jusqu’à tout récemment, les interfaces (je ne veux pas parler des dispositifs, parce que cela a été trop analysé à mon sens), les interfaces ont été conçues pour une fonctionnalité très spécifique. Prenons l’exemple le plus accessible, celui d’un distributeur de billets. On a nos codes, on a une interface graphique qui nous permet de retirer de l’argent.

Avec le numérique aujourd’hui, avec l’émergence de ce que l’on peut appeler assez rapidement « la réalité augmentée », il me semble qu’on est en train de vivre une inversion. Au lieu que les interfaces spatiales soient conçues pour donner accès à quelque chose de concret et de réel, c’est le monde qui devient interface vers le numérique lui-même. Regardez ce que vous êtes en train de faire avec vos Iphones, vos Ipads, vos Androïds… vous ne cessez de consulter du numérique. Ce déplacement est tout à fait essentiel, et finalement un petit retour ethnologique, si j’ose dire.

De la culture de la chaise… à la culture numérique !

Il existe un texte de Marcel Mauss qui s’intitule « les techniques du corps », écrit dans les années trente. Mauss était malade à New York. Il était dans un hôpital américain, et il voit de belles infirmières américaines qui marchaient autour de lui. Il se demande alors pourquoi il reconnait leur manière de marcher ? Elles marchaient comme des parisiennes ! Après une certaine réflexion, il se dit que c’était tout à fait le contraire, que c’étaient les parisiennes qui marchaient comme les américaines. Comment se faisait-il que les parisiennes marchent comme les américaines ? Après un autre temps de réflexion, il a compris que c’était à travers le cinéma que la manière de marcher à Paris avait été modifiée, par le regard et la technique. Et de là, il fit un saut épistémologique tout à fait étonnant : il dit qu’il existe un rapport fondamental, essentiel, entre le statut du corps et la nature de l’objet culturel que l’on crée. Pour illustrer cette idée, il prend deux cultures, que l’on connait très bien : une culture avec la chaise, qui est la Chine, et une culture sans la chaise, qui est l’Inde. Il suffit de regarder les objets culturels, on voit cette différence énorme.

Ma thèse, avec l’humanisme numérique est très simple : la culture numérique a commencé comme une culture de la chaise, du bureau, devant un poste fixe. Elle est en train de devenir une culture ambulante, mobile, en marche. On est en train de passer d’une culture à une autre, et les objets culturels que l’on est en train de produire sont également transformés en fonction du statut de notre corps, du tactile, de la voix, et de tout ce qui va avec !

Le  dossier complet :
Vers une pensée pionnière sur le monde numérique
Pourquoi le numérique est-il une culture ?
La sociabilité numérique, histoire et influence

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