Cultures Numériques : citoyenneté et société numérique

Le colloque sur les Cultures Numériques qui se tient actuellement à Québec, avec le soutien du CIGREF, s’est interrogé sur la société numérique. Dans cette société, l’objet numérique est-il pire ou meilleur que nos objets classiques ? N’a-t-il pas sa propre matérialité qui suppose des pratiques différentes, voire contraires à la culture de l’imprimé qui est/fut la nôtre jusque-là ? S’il y a conflit d’objets, est-ce à dire que s’instaure une « guerre culturelle » autour de valeurs juridiques, économiques et sociales ?

L’approche de Philippe Aigrain
Sopinspace & Quadrature du net

Mes travaux de recherche ces dernières années ont principalement porté sur l’analyse du partage, hors marché, des œuvres numériques entre les individus et les conditions d’un financement soutenable des activités qui font exister ces œuvres. Elle débouche sur des propositions de politiques publiques. Pour autant, en tant qu’informaticien et activiste défenseur des libertés d’espaces numériques, je ressens la responsabilité de porter notre attention sur les cultures numériques. Les réflexions sur ce sujet tiennent souvent sur les appareils, les réseaux, les protocoles, les logiciels, les données… qui constituent l’environnement de nos activités numériques.

Je vais restituer un parcours de cet environnement des activités numériques, un parcours qualitatif, voire impressionniste, mais informé par la pratique. Mon but est de donner une idée des conditions par lesquelles il pourrait y avoir une appropriation du devenir de cette infrastructure par les citoyens et les sociétés.

Il faut souligner que la relation entre les cultures numériques et les technologies ne peut pas être analysée comme une simple mise à disposition de nouveaux instruments à des êtres humains qui eux, seraient inchangés. Bernard Stiegler a, depuis longtemps, décrit l’informatique et ses extensions comme une forme de mutation anthropologique. Il la situe dans une lignée qui commence avec la naissance de la parole et du langage, se poursuit avec celle de l’écriture et des technologies de l’enregistrement et débouche sur ce qu’il appelle « les technologies de l’esprit ». Clarisse Herrenschmidt nous a donné un passionnant parcours de ce qu’elle appelle les trois écritures, celle de la langue, celle des nombres et celle du code. La mutation anthropologique induite par les technologies numériques, informationnelles, n’a pas seulement été constatée et analysée a posteriori. Elle a été voulue et analysée par les pionniers de ces technologies. Ils analysaient comme une nouvelle répartition des rôles entre les êtres humains et les machines. La première programmeuse, Ada Lovelace, avant que ne s’organisent les travaux qui ont donné naissance à Arpanet, ont décrit les transformations des activités humaines induites par les technologies informationnelles.

En 1960, voilà comment on envisageait ce que seraient les taches spécifiquement humaines à l’ère numérique, décrites comme symbiose entre être humain et ordinateur : « les êtres humains définiront les buts et fourniront les motivations, au moins les premières années. Ils poseront les questions, ils concevront des mécanismes, des procédures et des modèles. Ils se souviendront que telle personne a fait un travail qui peut être pertinent en 1947 ou au moins juste après guerre, et ils auront une idée de dans quelle revue ce travail a pu être publié. Plus généralement, ils feront des contributions fragiles et approximatives, mais précieuses. Ils jugeront les contributions des machines et guideront la ligne générale du raisonnement ».

Ces anticipations peuvent être très précieuses pour cerner ce que pourrait être un programme de la science ou des humanités numériques, en mettant la naïveté, sans doute feinte, de la possibilité, même à moyen terme, que les machines fixent les buts et formulent les hypothèses… Parce qu’en 1960, il n’était pas politiquement correct d’en douter !

Les prédictions des pionniers ne nous permettent pas de cerner les transformations qui affectent les individus au-delà du seul déplacement de leurs activités. L’ordinateur personnel et internet, en tant que réseau informationnel universel, ont pénétré une grande part des activités personnelles et sociales. Les transformations induites vont bien au-delà des seules activités numériques.

Ce que l’on peut retenir, c’est que c’est l’activité de programmation, au sens le plus large, pour écrire un logiciel, mais aussi fixer un programme et des règles à l’usage d’un dispositif ou d’une médiation qui est au cœur des activités numériques, même lorsque celles-ci paraissent non techniques. Ainsi relèvent de la programmation le simple agencement de l’usage de plusieurs outils lors d’activités simultanées, par exemple pour écouter de la musique, chatter avec un ami ou collègue et corriger un texte. Les plus jeunes qui travaillent avec moi font tout cela à la fois !

La capacité des individus à programmer va pouvoir s’exercer à des niveaux très divers et l’équilibre pertinent entre ces niveaux est l’un des enjeux des cultures numériques. Je soumets l’hypothèse que lorsque les activités relèvent du simple usage dans un canevas prédéfini, sans que l’usager ne puisse, même indirectement, recouvrer une capacité à programmer (dans ce sens très large que je viens d’évoquer), on peut être sûr que la privation de cette liberté provient du verrouillage d’éléments de l’infrastructure numérique.

Les appareils comme les smartphones et beaucoup d’autres sont à la fois la face visible de l’informatique et ce qui la cachent. Le cœur de dispositif de calcul est invisible. Au plus, se présente-t-il en surface par un autocollant. A l’opposé, les organes périphériques ou les boitiers sont souvent perçus comme l’essence-même de l’appareil. Cette opacité explique en partie la difficulté d’une appropriation crédible des appareils. D’autant plus que la réalité d’ensemble en tant que dispositif est logicielle autant que matériel. Elle ne se révèle pleinement que lorsque nous considérons l’espace d’actions possibles des individus qui s’en servent, la façon dont les actions de chacun se combinent avec d’autres activités sociales. Exemple, celui de la navigation à pied ou en voiture dans une ville, au moyen d’un appareil géolocalisé qui présente des cartes ou des instructions de trajet. Ce type de dispositif formate non seulement la relation avec leur usager, centrant son attention sur leur écran, et sur l’aller-retour permanent entre ce qui est représenté sur l’écran et l’environnement immédiat. Cela formate aussi l’action entre l’individu et l’environnement spatial. Un dispositif de guidage ne dira pas à l’usager de « prends toujours la route qui monte » ou « marche plus ou moins dans la direction de la tour », comme nous le ferions. L’usager ainsi formaté se trouve vraiment corseté dans ses capacités d’orientation. Il va cependant pouvoir récupérer une certaine indépendance mais au prix de corseter en retour l’usage du dispositif.

La fermeture des appareils tient à d’autres raisons que ces conceptions fonctionnelles. La clôture propriétaire du matériel et le contrôle des réseaux permet, en particulier pour les dispositifs mobiles, de limiter la liberté de création, d’installation et d’usage d’applications et de services. En réaction à cette fermeture, le projet a émergé à la fin des années 90, de concevoir et fabriquer des composants et appareils ouverts dont les spécifications et le régime de droit permettent un développement collaboratif semblable à celui des logiciels libres.

Longtemps tâtonnant, ce mouvement de l’open hardware a récemment trouvé des débouchés significatifs avec l’irruption dans le domaine du design et des technologies environnementales, la convention des objets réparables et le développement d’une éthique de fabrication. Cette appropriation du matériel reste encore marginale au niveau du nombre de gens qui s’y impliquent mais son devenir, à terme, mérite l’attention.

Les modèles d’interaction

On n’a pas fini de se quereller à l’intérieur des cultures numériques ! Nous ne craignons pas qu’il n’y en ait une seule qui domine toutes les autres… Pour vous en convaincre, je vais prendre l’exemple du débat entre langage et iconicité, un peu familier aux historiens des religions. Vous en trouverez une présentation appliquée à l’ère moderne dans un texte de Neal Stephenson qui s’appelle « in the beginning… was the command line ». Jusqu’aux années 70, la programmation et plus généralement l’interaction avec les dispositifs informatisés étaient principalement langagière et exprimée dans un texte, texte codé dans des cartes perforées. Un modèle d’interaction fut alors élaboré à Xerox Parc, mis en œuvre par Apple et imité par Windows, modèle qui privilégie une interface iconique qui présente à l’usager une surface se déployant par l’entremise de la manipulation des représentations disposées sur cette surface. Ce type d’interface s’est très largement imposé dans l’usage des ordinateurs personnels.

Pourtant, un groupe important d’hérétiques résiste à cette domination. Les développeurs qui travaillent avec moi, y compris ceux qui n’étaient pas nés en 1980, sont-ils donc archaïques, eux qui utilisent encore de façon privilégiée la ligne de commande et font un usage massif des raccourcis clavier, ne démarrant les interfaces graphiques que pour tester les programmes qu’ils développent. Eux considèrent l’iconicité comme une régression qui entrave la capacité programmatique en l’enfermant dans une gestuelle et une illusion.

Ce courant iconoclaste a pénétré bien au-delà des seuls développeurs logiciels. Des outils récents d’écriture comme les wiki, les « what you see is what you get » et les outils d’annotation de texte, se débattent pour combiner les deux approches d’une façon qui préserve la capacité programmatique et l’espèce de confort que les usagers ont à reconnaitre un environnement iconique.

N’en déplaise à Ted Nelson, le web doit tout dans le fait d’avoir établi un urbanisme de l’autorité (dans le sens du fait d’être auteur), d’être reconnu comme tel sans que cela implique un pouvoir sur ceux qui le reconnaissent. Urbanisme de l’autorité qui laisse comprendre chez qui on est. Ce qui se passe dans le web, dans son projet initial, c’est que lorsqu’on est sur un site, et en particulier un site personnel, on sait chez qui on est. Il y a une civilité, une socialité, un mode de relation qui s’établit de cette façon. C’est brouillé dans des situations comme celle de l’hébergement massif sur les réseaux sociaux ou des sites d’hébergement centralisé où l’on ne sait plus trop.

Le défi pour un nouvel humanisme numérique

D’une façon qui fait rire certains de mes amis plus jeunes, je suis assez confiant dans la survivance des formes figées avec une évolution de leur forme matérielle, parce que leur valeur réside précisément dans leur limite. Quand le monde devient un grand mouvement insaisissable, la possession d’un objet mémoriel devient précieuse.

Je voudrais partager avec vous une vision de ce que je considère comme le plus grand défi pour le murissement des cultures numériques qui constitue en partie une condition de la réappropriation par la société de leurs infrastructures. Il s’agit de la gestion du compromis entre réfléchir, construire et utiliser les technologies. C’est quelque chose dont l’intensité et l’importance m’a frappé dans la relation avec les activistes qui utilisent des technologies numériques et qui n’ont jamais le temps même simplement de penser à quel serait l’outil pertinent pour une activité dans le cadre de l’activisme, en raison de la dictature de l’urgence qui frappe leurs activités.

La fonction essentielle d’un « nouvel humanisme numérique », qui est un peu la bannière sous laquelle nous réunit Milad Doueihi, ou plus exactement sa définition, serait à mon sens de nous sortir de l’illusion de l’urgence à utiliser telle ou telle technologie, tel ou tel service. De nous replacer dans le temps long de la construction de ce qui importe vraiment, notamment la façon de gérer l’abondance des idées et de la connaissance. Ann Blair nous a retracé dans son livre « Too much to know » l’exploration du 15ème au 17ème siècle des outils pour faire face à l’abondance perçue à l’époque des expressions, des connaissances et des idées.

Le défi qui est devant nous est d’une toute autre ampleur que celui de la Renaissance car nous devons y répondre avec quelques millions d’autres humanistes, en devenir, pas stables (au sens informatique) et un nombre encore plus grand de praticiens amateurs…


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