De l’illettrisme scientifique à une culture partagée

illetrisme-scientifiqueSavoir parler science…

Apprenez, comprenez, transmettez, il en restera toujours quelque chose ! 1

A l’ère numérique, souvent caractérisée comme étant celle de la « culture partagée », de l’intelligence collective, certains scientifiques s’interrogent sur un phénomène « d’illettrisme scientifique », phénomène au double effet paradoxal :

  • Un manque d’intérêt pour les efforts scientifiques réalisés,
  • Une certaine remise en cause de leur qualité d’experts.

Cet illettrisme scientifique se décline souvent à travers une perception d’opacité de la science et peut provoquer, au mieux de l’indifférence, au pire inquiétude et suspicion. Ce qui peut avoir des répercussions sociétales conséquentes, par exemple sur la prise de décisions politiques ou stratégiques pour lesquelles l’ignorance, voire le doute, peuvent être lourds de conséquences. 

Le langage, première cause de l’illettrisme scientifique

Alors que les connaissances n’ont jamais été aussi accessibles, que l’information foisonne dans tous les domaines, qu’est-ce qui tend à écarter les savoirs scientifiques de notre culture au point d’inquiéter le monde des sciences ?

illetrismescientifiqueD’après le collectif auteur de l’ouvrage « Partager la science, l’illettrisme scientifique en question »2, c’est le langage de la science qui serait en grande partie responsable : « Comment traduire en langage clair ce qu’énoncent certaines disciplines en langage si spécialisé et techniciste ? Que peut-on dire d’une science pour en dire au moins quelque chose ? »

Heinz-WissmannPour Heinz Wissmann, directeur de recherche à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales), « être lettré veut dire : savoir lire pour avoir accès à l’ensemble des connaissances. Parler d’illettrisme scientifique veut dire que, dans un premier temps, il n’a plus suffi de savoir lire pour avoir accès à la science ». Selon lui, « la première rupture commence avec la mathématisation des savoirs… Un glissement se fait, les lettrés sont des gens enfermés dans l’univers des lettres… Quand on ne peut plus être savant par les lettres, il faut l’être par une autre voie qui s’éloigne de ce qui a été l’unité des savoirs… Idéalement il faudrait trouver un mode de traduction permettant de relier les connaissances scientifiques les plus sèches dans leur expression à la littérature… ».

Savoir rendre la science accessible à la conscience commune

Pour illustrer son propos, il cite la mésaventure arrivée à Etienne Klein, philosophe des sciences connu pour être un des meilleurs « traducteurs de la science » et qui a le don de métaphoriser les connaissances scientifiques de sorte que leur portée apparaisse, d’en faire comprendre l’importance. Appelé en urgence pour expliquer le Boson de Higgs « cette particule improbable qui n’a pas de masse intrinsèque et qui est étrangement reliée au vide » à un homme politique, il utilise une métaphore empruntée au ski : « le Boson de Higgs n’est que l’effet de freinage du vide comme lorsque l’on fait du ski, que l’on fait un schuss. Si le fartage n’étant pas suffisamment bon, il y a effet de freinage ! ». Sauf que pour comprendre, il fallait être skieur (ce qui n’était pas le cas de son interlocuteur) ! Pour rendre la science accessible à la conscience commune, l’univers d’expériences partagées doit être pris en compte.

Vers une culture scientifique partagée

Le monde de la science lui-même alimente parfois ce sentiment d’opacité ressenti en cloisonnant plus ou moins consciemment son discours. Culture du secret ou impression de n’être pas compris, certains scientifiques préfèrent s’isoler entre pairs plutôt que de tenter l’aventure langagière du partage.

Or, la société dans son ensemble ne doit-elle pas s’impliquer afin que la science ne devienne pas étrangère, que sa langue ne finisse pas, soit par la gêner en la rendant suspecte, soit fascine au point de la laisser aller dans des aventures immaitrisables ?

Une obligation culturelle, un noble devoir de vulgarisation

Heinz Wissmann explique que « c’est une véritable obligation culturelle de notre société de faire en sorte que la science puisse être reliée, d’une manière ou d’une autre, à l’horizon d’expérience de tout le monde ! C’est un problème de langage, de création… qui demande un immense effort d’expression, au-delà de la compétence technique… On ne peut pas faire aimer la science par les moyens de la science, par le discours de la science !… Il faut utiliser un discours qui n’est pas forcément celui de l’expérience ordinaire mais celui de l’expérience partagée. Ce discours-là est celui des lettrés depuis toujours dans l’acception originelle du terme… ».

Permettre à chacun de réfléchir à la science, évaluer ce qui chaque fois est en jeu, estimer les possibles retombées, ne peut se faire qu’en langage partagé. Permettre cet échange est un devoir à la fois culturel et politique qui ne peut se faire dans la langue de la science.

Pour Heinz Wissmann, « une société qui se prive du moyen de communiquer sur les enjeux, qui se prive de la traduction littéraire (au sens traitement du langage), des capacités expressives nécessaires pour discuter de ces problèmes, pour ne pas s’enfermer dans des options trop spécialisées, va droit dans le mur d’un illettrisme généralisé, pas seulement scientifique ! ».

Fondation CIGREF a choisi la culture partagée !

Lorsque le CIGREF a créé sa Fondation de recherche et lancé son programme international afin de « mieux comprendre comment le numérique transforme notre vie et notre société », son objectif était de définir quel pourrait être le design de l’entreprise à l’horizon 2020. En tant que Réseau de grandes entreprises, sa finalité était de permettre aux dirigeants de mieux anticiper les mutations dues à l’impact du numérique, de mieux organiser la transition vers ce monde nouveau.

Essentiels-vagueB-SMIPour autant, le CIGREF n’a pas choisi de restreindre la publication des résultats des travaux de recherche de la Fondation CIGREF. Au contraire, fidèle à sa tradition de partage des rapports produits depuis 40 ans par ses Groupes de Travail, il a souhaité mettre les résultats du « Programme de recherche ISD » à la disposition de tous. D’où la publication régulière des « Essentiels » de chacun des projets de recherche menés par les équipes internationales qui les conduisent.

Pour rendre ses résultats scientifiques accessibles à la « conscience commune », autorisant ainsi le partage, la prise de recul, le discours en conscience, chaque projet est synthétisé et explicité lors de sa publication. Le CIGREF a par ailleurs conclu un partenariat avec Springer, spécialiste de l’édition scientifique, pour la publication d’une Collection SpringerBriefs nommée « Digital Spaces » dans sa version anglaise, et « Espaces Numériques » dans sa version française. Cette Collection reprend quant à elle les travaux des chercheurs dans leur « langue naturelle ».

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Daniel Lacotte, le pourquoi du comment
Paru en mars, sous la coordination de Marie-Françoise Chevallier-Le Guyader, directrice de l’IHEST, co-édition IHEST/Actes Sud

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3 réponses à De l’illettrisme scientifique à une culture partagée

  1. Tru Dô-Khac dit :

    Culture partagée :

    Mais quel partage ?
    – Premier niveau : divulguer ce qui était confidentiel
    – Deuxième niveau : divulguer en accompagnant la compréhension

    et d’autres niveaux dont la mise en œuvre reste à inventer
    – exposer clairement et de façon transparente les conditions de réutilisation et d’exploitation commerciale
    – assurer la sauvegarde des chaînes de connaissance en promouvant la citation précise des auteurs et des sources

  2. Marine dit :

    Vous avez raison, l’illettrisme scientifique peut devenir un vrai problème de société. Des décisions sont à prendre à tous les niveaux, que ce soit en tant que dirigeant ou d’élu local par exemple. Si on n’est pas bien informé, je veux dire en étant certain que l’information soit avérée, prouvée, démontrée… on prend de mauvaises décisions qui peuvent être lourdes de conséquences.
    Or, les médias, numériques ou autres, foisonnent d’études dont certaines sont contradictoires. Qui croire ? Il faut dire qu’il est vrai que les scientifiques jargonnent ! Est-ce pour paraitre celui qui est le plus sérieux ? Le langage est-il fait pour impressionner ? Parce que si l’on est capable d’employer des termes compliqués, a fortiori qui peut le plus doit pouvoir le moins ? Pourquoi ne pas se rendre compréhensible alors ?
    Est-ce que des formules alambiquées sont plus percutantes que des phrases claires ? Ou est-ce simplement par crainte de ne pas faire assez « sérieux » ?

    En tout cas, c’est bien dommage parce que je suis sûre que beaucoup de jeunes aimeraient s’intéresser davantage à la science si elles leur paraissait plus avenante !

  3. GILLIBERT Pierre dit :

    Remarquable travail qui met en évidence la nécessité de se comprendre pour communiquer, échanger, partager, coopérer,…
    Notre capacité à s’approprier ce travail permettra certainement de disposer d’un levier pour permettre aux acteurs de l’entreprise de se mobiliser pour adhérer au monde numérique et s’approprier les nouvelles technologies, issues de sciences en mouvement perpétuel.

    Pierre

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