Economie numérique et « modèles d’affaires »
Si l’on retient comme postulat que la chaîne de valeur au sein de l’entreprise est l’ensemble des étapes lui permettant d’obtenir un avantage concurrentiel et que chaque maillon est porteur de valeur à optimiser, on peut sans nul doute convenir que le numérique, l’usage exponentiel des technologies de l’information, impactent fortement cette chaîne. Historiquement, la création de valeur résulte des relations entre des acteurs : le producteur, les distributeurs, les clients…
Les résultats du projet de recherche : « Business model, coproduction de valeur et système d’information » (CV & SI), mené par Marie-Hélène Delmond, Alain Keravel, Professeurs à HEC, montrent que cette chaine historique est remise en cause, les technologies numériques ayant introduit deux ruptures :
- la désintermédiation / remédiation qui ont modifié les positions historiques des distributeurs, notamment parce que les produits et services ont une « intensité informationnelle » plus élevée et qu’il est plus facile d’agréger des produits et services auparavant achetés séparément (remédiation).
- la médiation en réseau, lorsque plusieurs acteurs s’allient pour co-créer des offres, coopération facilitée par les technologies de l’information (standardisation, interfaces en temps réel, mutualisation de compétences, réduction des coûts…).
Le numérique n’est certainement pas à réduire, comme on l’entend souvent, à une manière de communiquer et de partager des informations. Ce serait ignorer sa dimension productive, son impact sur les modes d’organisation du travail et aussi/surtout comme levier de compétitivité.
De nouvelles approches pour créer de la valeur
Pour devenir une entreprise numérique, celle-ci doit être capable de remanier son organisation et ses processus. Or, elle se voit confrontée à un dilemme permanent qui consiste à jongler avec le court terme, tenant compte du phénomène d’accéluction, et le long terme dans lequel s’inscrit son modèle d’affaires. « Quelle que soit la définition d’un modèle d’affaires, on retrouve globalement l’importance des clients et des partenaires, ainsi que deux autres éléments fondamentaux : d’une part, une gestion continue de l’écosystème et de coproduction de valeur et, d’autre part, le rôle central des services »1.
Dès lors, faire évoluer les modèles d’affaires est une notion centrale aujourd’hui pour l’entreprise dans l’économie numérique où de nouvelles dimensions comme le crowdsourcing viennent changer la donne. Que des réseaux de contributeurs, et non plus seulement des créateurs identifiés, agissent sur l’innovation, constitue une évolution majeure difficile à inscrire dans une « stratégie traditionnelle ».
Dans le cadre du projet UniFoBM (Towards a Unified Framework for Business Modelling in the Evolving Digital Space: An Eco-System Approach, Identifying the Co-Creation of Value with Customers, Complementors, Competitors and Community), Omar El Sawy et Francis Pereira (Professeurs à la Marshall School of Business de l’Université de Californie du Sud) affirment que les modèles d’affaires classiques ne sont pas adaptés aux nouveaux modèles d’entreprises au sein de l’économie numérique. Selon eux, « la notion même de valeur change, elle est co-créée, co-transformée et co-capturée par l’ensemble des acteurs de l’écosystème : consommateurs, concurrents, partenaires stratégiques et communauté ».
Pour mesurer la valeur créée, « l’approche classique est basée sur les ressources dont disposent les entreprises. Pour s’approprier de la valeur, celles-ci doivent disposer de ressources Valorisables, Rares sur le marché, difficiles à Imiter et Non-remplaçables (VRIN)… Ce modèle doit s’adapter aux environnements numériques : les entreprises peuvent tirer profit de services sur lesquels elles n’ont pas d’avantage compétitif, ou en nouant des alliances pour accéder à une combinaison de ressources répondant aux caractéristiques VRIN (co-spécialisation des ressources) »2.
Cette question des « chaines de valeur globales » a été abordée lors de la Conférence internationale de l’OCDE sur les actifs de connaissance, qui a rassemblé quelques 400 experts et décideurs des 5 continents les 13 et 14 février. Le Professeur Ahmed Bounfour3 présent à cette conférence, rapporte que « la session a exposé la dynamique de localisation / relocalisation des activités industrielles et plus généralement, le rôle des solutions numériques (robotiques) dans la relocalisation des activités dans les pays développés (le cas d’une usine de GE est cité comme exemple). Elle a également mis en évidence la dynamique des plateformes des pays émergents (l’Inde en particulier) dans l’offre de solutions numériques innovantes ».
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1 – « Business model, coproduction de valeur et système d’information » (CV&SI)
2 – « Modèles d’affaires dans l’espace numérique » (UniFoBM)
3 – Université Paris-Sud, rapporteur du programme de recherche ISD
Ces recherches ont le mérite d’illustrer différents exemples de recomposition de la chaîne de valeur.
Il me semble que, de façon générale, on ne met pas assez en lumière les invariants de la chaîne de valeur, qui sont les fondements des jeux de reconfiguration économique.
Par ailleurs, les modèles d’affaire évoluent de deux manières :
• De façon incrémentale, en particulier avec la numérisation de la société, la déformation du modèle est progressive, et le « cœur de métier » demeure.
• Par rupture, par mouvement brusque combiné en général sur plusieurs azimuts de la chaîne de valeur
Si l’on admet ce constat, que l’on peut fonder sur les nombreux exemples présentés dans la littérature, le débat est plus clair.
Il y a aussi un phénomène majeur qui n’est pas mis en lumière : l’apparition de nouvelles frontières (des échanges sur le sujet sont disponibles sur le forum LinkedIn du Club Urba-EA qui est en accès libre sur invitation). Ces nouvelles frontières seront l’occasion de créer de nouvelles chaînes de valeur, sur ces bases, d’imaginer de multiples variantes de modèles d’affaire.
Le terrain sur lequel se développent les affaires peut être repéré par un damier, reproduisant les maillons des différentes chaînes de valeur. Cela peut paraître théorique et complexe…
Tout cela suppose qu’on ait rigoureusement défini ce que l’on entend par chaîne de valeur.
Je m’efforce de le faire sur le site dédié à ce sujet : http://www.value-architecture.com
Nous sommes dans une nouvelle révolution (industrielle ?), je milite pour qu’on en clarifie toutes les bases, ayant pu observer de nombreux aspects comme pionnier de cette transformation.