Sommes-nous en train de passer à une autre civilisation ? On évoque, presque naturellement désormais, en plus de nos smartphones et tablettes, beaucoup d’objets connectés tels que les Google Glass, ou encore les voitures conduites par des systèmes technologiques, sans que l’humain ne pose les mains sur le volant ! Loin de toute science-fiction, il est aujourd’hui possible d’évoluer dans un environnement augmenté, intelligent, comme les maisons auxquelles nous sommes connectés, presque sans nous en rendre compte.
« Science et Société » mises en perspectives avec une question : Homonumericus sera-t-il libre ?
L’Université de Lyon1, en partenariat avec le CNRS Rhône Auvergne, a invité quatre chercheurs à débattre, via sa web radio, sur le thème « Homonumericus sera-t-il libre ? ». Ce débat s’inscrivait dans le cadre de rencontres « Et si on en parlait » approchant depuis 2013 le rapport aux technologies, thématique baptisée « métamorphose de l’homme augmenté au robot humanoïde ».
Un retour sur les propos des chercheurs appelés à mettre en perspective science et société sur ces questions :
- Gérard Berry : membre de l’Académie des sciences, professeur au Collège de France, chaire « Algorithmes, machines et langages », auteur de « La numérisation du monde, l’informatique du 21ème siècle expliquée à ceux qui sont nés au 20ème ! ».
- Bernard Croisile : neurologue, responsable adjoint du service en neuropsychologie à l’Hôpital neurologique de Lyon (HCL), spécialiste des troubles de mémoire et du diagnostic précoce de la maladie d’Alzeimer. Auteur de « Tout sur la mémoire ».
- Eric Guichard : philosophe et anthropologue de l’internet, maître de conférences HDR à l’ENSSIB, responsable de l’équipe Réseaux, Savoirs & Territoires de l’ENS-Ulm, directeur de programme au Collège international de philosophie, direction des ouvrages « Regards croisés sur l’internet » et « Écritures : sur les traces de Jack Goody ».
- Francis Jauréguiberry : sociologue des usages des technologies de communication, professeur de l’Université de Pau, directeur du laboratoire Société, environnement, territoire (Université de Pau/CNRS), co-auteur (avec Serge Proulx) de « Usages et enjeux des technologies de communication ».
De quel Homonumericus parlons-nous et quel est son monde ?
Pour planter le décor d’Homonumericus, Gérard Berry suggère de commencer par proscrire l’expression « nouvelles technologies ». Technologies qui n’ont désormais de nouvelles que cette appellation déjà ringarde, « puisqu’un enfant ne connaitra jamais le monde d’avant qu’en cours d’histoire » !
Il rappelle aussi que les technologies informatiques ne sont pas les premières à changer le monde. Dans les années 1850, avec l’invention du télégraphe, le temps de circulation de l’information qui pouvait mettre jusqu’à trois mois pour aller d’un endroit à un autre, est passé à quelques minutes. Internet quant à lui a réduit ces quelques minutes à quelques dixièmes de secondes…
Il précise que les technologies du monde d’homonumericus changent complètement la perception que l’on peut avoir du monde. Elles changent le rapport au temps et à l’espace, le rapport au lieu, à la carte, à l’orientation… On peut naturellement être tenté de se demander si de tels changements sont bons ou pas, ce n’est pas la bonne question : bonnes ou pas, ces mutations sont là !
Quant à se projeter pour savoir quelles seront les technologies qui nous attendent, il cite Pierre Dac : « la prévision est un art difficile surtout quand elle concerne l’avenir » ! A titre d’exemple, si l’on regarde les films de science-fiction des années 70, ils évoquaient « des ordinateurs très gros et qui pensaient. Or, ils sont tout petits et stupides » !
Les objets connectés peuplent déjà le monde « hybride et bavard » d’Homonumericus
Ce qui n’est plus de l’ordre de la prévision, c’est l’évolution la plus importante. Elle est déjà décidée et en cours. C’est l’informatisation des objets : « On parle beaucoup de l’évolution de la relation entre les gens, mais il y a beaucoup plus d’objets reliés. La plupart des ordinateurs sont dans des objets, dans les voitures, dans les maisons, dans les avions… ». L’automatisation, via ces objets connectés, va changer les comportements humains.
Francis Jauréguiberry confirme ce profond changement. Il observe que « ces technologies sont souvent pensées comme extérieures à notre soi-disant « réalité première ». Comme s’il devait y avoir un environnement physique sur lequel viendrait se brancher tout un ensemble de processus informatiques ou informationnels. Ce n’est plus du tout cela. Notre quotidien est désormais hybride ! Il mélange les deux. Il n’y a pas d’un côté une réalité physique et de l’autre une réalité informationnelle ».
En rappelant l’existence par exemple des puces RFID qui envahissent et connectent les objets, il explique que « les objets deviennent bavards ! Notre environnement est devenu bavard… ». Les objets peuvent dire en temps réel à l’automobiliste où se libère une place de stationnement dans son environnement proche. Ils peuvent lui dire aussi où se situent les embouteillages.
Le sociologue constate qu’Homonumericus ne fait pas que s’adapter au monde connecté dans lequel il évolue. Il l’adapte également : « Il ne faut pas tomber dans le schéma où il y aurait les technologies et, par un technologisme diffus, elles nous dicteraient des modes de comportements. Ces technologies donnent plusieurs possibilités, on peut en user de mille façons ».
Par contre, encore faut-il savoir, apprendre comment faire. Parce qu’en corollaire à cette information pratique donnée par la voix des objets numérique, pour que cette ville intelligente sache dire où se trouvent les commerces dont on a besoin, les places de parking disponibles, les embouteillages, il faut accepter de se faire géolocaliser… C’est en effet par l’information reçue via les cartes SIM embarquées dans nos objets connectés que telle ou telle application nous renseigne. Par exemple, la densité de circulation est déterminée par le nombre de cartes SIM repérées dans un secteur géographique, et transmis en temps réel par les opérateurs. Et nombre d’Homonumericus ne savent pas encore vraiment comment se dégéolocaliser !
Connecté aussi le cerveau d’Homonumericus ?
Si l’environnement d’Homonumericus devient hybride, imbriquant éléments physiques et éléments informationnels connectés, peut-on d’ores et déjà imaginer qu’il en soit de même pour son cerveau ?
Bernard Croisile différencie ce que les technologies peuvent effectivement apporter au système nerveux dit périphérique : pour la motricité, le sensoriel, le visuel, l’auditif. Par contre, « pour ce qui est du domaine de la pensée, de la réflexion, de l’anticipation, de la planification, de la stratégie, du génie, de la créativité, de la mémoire et du langage… Il ne faut pas penser que l’on va rajouter des barrettes à notre cerveau et qu’elles vont nous permettre de savoir plus ou mieux. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas de mettre ces barrettes dans notre cerveau, c’est d’avoir ces mémoires externes, d’avoir accès rapidement et facilement à leurs grandes capacités. Quel intérêt y aurait-il à les mettre dans notre cerveau ? ».
Il explique que « le cerveau est une machine à se transformer et à transformer le monde » ! Notre monde intérieur est plongé dans le monde extérieur. Nos organes nous apportent des signaux visuels, auditifs, olfactifs, tactiles… du monde extérieur. Si nous ne les connaissons pas, nous les apprenons et nous en faisons des représentations : « que cette représentation soit nouvelle parce que je viens de la créer ou qu’elle soit ancienne parce que je l’ai créée il y a très longtemps, va m’aider à agir sur mon environnement par des gestes tout simples ou pour avoir un comportement plus élaboré. Donc mon cerveau se transforme en permanence ».
Pour le neurologue, que la représentation visuelle d’un texte écrit vienne d’un livre ou d’un écran, la nature du message reçu par le cerveau et sa représentation seront les mêmes. Ce qui change, c’est l’usage des technologies et objets des connectés sur l’organisation de la vie d’Homonumericus : « Il a plus vite accès à l’information dont il a besoin, c’est un progrès énorme, mais son cerveau n’est pas si transformé que ça ! ».
Pour Eric Guichard, il faut éviter la sacralisation des objets. Ils existent, mais il appartient à l’être humain de les accepter ou de les refuser : « donner l’impression que les objets ou les techniques vont transformer notre société participe de ce que j’appelle des discours d’escorte : on accompagne de nouveaux produits informatiques en disant que c’est génial, que cela va changer la société… Si je vous dis que tel ou tel pneu va transformer les rapports humains vous allez me regarder bizarrement !… Il faut regarder sur le temps long et essayer de comprendre ce qui se passe… Depuis 40 ans, oublions un peu les objets, mais regardons les méthodes qui nous permettent de savoir, de comprendre, de construire des preuves, d’être convaincus par un phénomène… Ces choses sont intimement liées à de l’écriture. Une écriture un peu compliquée aujourd’hui, binaire, de disque dur… Une écriture posée sur une machine qui est peut-être à 6000 km de nous ».
Pour le philosophe, on peut avoir l’illusion que les jeunes enfants sont beaucoup plus à l’aise que leurs aînés sur les outils numériques, mais si on pose une question plus complexe, la culture de l’écrit et les méthodes liées au savoir apprises au « temps de l’imprimé » reprennent leur importance. Il faut parvenir à adapter et à déployer les mécanismes de la culture scribale, et cette traduction peut s’avérer complexe.
Que ce soient des humains ou des machines qui fabriquent l’information est secondaire. On ne peut pas réduire le savoir à un accès à l’information via un moteur de recherche. Il faut non seulement savoir maitriser l’écriture, se repérer dans l’intertextualité, savoir agréger des informations ou des statistiques venant de pratiques du smartphone… globalement il faut maitriser l’ensemble des méthodes permettant d’accéder à l’écriture. L’écriture est une sorte de porte d’entrée au savoir !
Une culture à acquérir pour Homonumericus !
Lire et écrire avec les systèmes contemporains, aussi bien imprimés qu’informatiques, c’est la culture actuelle que doit acquérir Homonumericus. Il lui faut réapprendre cette écriture, comprendre, avec tout l’ensemble technique et collectif à sa portée, par exemple que tel texte est plus ou moins sérieux. C’est cet ensemble de méthodes, de savoir-faire, socle de l’école en général, qu’il faut réactualiser. Maitriser cette littératie, l’écriture et les objets qu’elle manipule, devient une culture.
Le nouveau paradigme révélé par internet et le numérique, c’est « la proximité entre ce qui relève de la technique et ce qui relève de la culture ».
Dans ce monde connecté, bavard, scribal… Homonumericus est-il libre ?
Homonumericus est-il libre au sens de ses mouvements ?
La notion de liberté peut résonner différemment si l’on entend « libre » avec des puces et des réseaux qui signalent, transmettent, en temps réel où il est, ce qu’il fait… ou pour comprendre et améliorer son environnement !
Gérard Berry rappelle que dans le monde d’avant, les informations étaient créées par l’homme lui-même. Aujourd’hui, elles peuvent être créées par les machines. Par exemple la géolocalisation. Il souligne également que, Google ou Facebook notamment, savent tout sur les Homonumericus : « chaque fois que vous bougez la souris, ils le savent. On peut le vérifier avec de petits logiciels qui permettent d’avoir la liste de qui est en train de suivre ce que vous faites… Les gens ne sont pas au courant, ils ne sont au courant de rien en informatique puisque malheureusement cette science n’est pas enseignée ! ».
Il évoque encore ces interfaces susceptibles de tromper nos sens en citant les travaux d’Anatole Lécuyer qui travaille sur l’illusion haptique à l’INRIA de Rennes : « on fait croire à la main, par l’intermédiaire de la souris en modifiant la temporalité du mouvement, qu’elle touche différentes formes volumiques. On a vraiment l’impression de toucher une texture, un objet rugueux… ».
Homonumericus est-il libre au sens de la création ?
En apprenant les usages du web, il gagne en indépendance. Le web est en effet l’univers qui accueille aussi bien les géants qu’il donne leur chance aux petits… Les expériences de créateurs se faisant entendre via internet sont de plus en plus nombreuses. De simples Homonumericus publient musiques, textes, photos, lèvent des fonds pour des projets. « Même les scientifiques commencent maintenant à publier des papiers sans passer par les grandes revues scientifiques qu’il faut payer, parfois cher… ».
Sous un autre angle, le neurologue explique que « on a plus augmenté notre savoir en inventant le livre et en créant des bibliothèques qu’on ne l’a réduit. De même, l’humanité a plus augmenté sa mémoire avec les livres et l’accès, par les moteurs de recherche, à toutes ces informations disponibles, va augmenter notre mémoire personnelle… ».
Homonumericus est-il libre au sens de son rapport au temps ?
L’immédiateté fait partie de notre nouvel environnement. Certains disent que cela ôte de l’épaisseur à la vie d’Homonumericus, en arasant le temps de murissement ou de réflexion, que l’imagination, la création, ont besoin de temps long, de mise à distance… Pour le sociologue, il ne faudrait pas opposer les deux. Il peut arriver parfois dans certains contextes de confondre urgence et importance, mais cela ne devrait pas empêcher la prise de distance, une certaine déconnexion de l’immédiateté : « là où cela devient dangereux, c’est lorsque dans des organisations, en fonction des références culturelles ambiantes, l’immédiateté est portée comme une règle de fonctionnement ».
Ecouter le débat en entier
Sur la wikiradio du CNRS : 2 heures environ (patienter pour dépasser les 3′ de silence au début !)
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1 Communauté d’universités et d’établissements qui fédère 20 universités, grandes écoles et centres de recherche de Lyon et Saint-Etienne.