Comme annoncé avec quelques débuts de réponses sur le Programme ISD, la Fondation CIGREF présente les premiers résultats de son programme international de recherche
« Information Systems Dynamics » visant à « mieux comprendre comment le numérique transforme notre vie et nos entreprises ».
Et particulièrement l’impact des usages émergents pour les entreprises !
Mise en perspective des projets vague A :
L’Accéluction en action
Professeur Ahmed Bounfour
Université Paris-Sud, Rapporteur général du programme ISD
Coordinateur du Comité Scientifique
Le programme international de recherche ISD a été lancé avec l’idée centrale de dessiner les contours possibles de l’entreprise de 2020, en tenant compte à la fois de l’histoire des usages des systèmes d’information dans l’entreprise et des émergences en cours. C’est la perspective du temps long définie pour le programme (1970-2020).
La plupart des projets « vague A » ont mis en évidence, de manière directe ou indirecte, une large extension du champ de la production de valeur par les entreprises : celui-ci n’est plus limité aux frontières traditionnelles de l’entreprise ; il embrasse désormais le champ des concurrents, des ressources complémentaires (telles que celles des fournisseurs ou de secteurs plus ou moins lointains), des clients, de la mobilité en tant que nouvel espace de production, des réseaux sociaux… et du temps privé des collaborateurs.
Une telle extension suggère, à y regarder de près, un mode de production nouveau, dont le numérique est une composante essentielle, et dont les frontières et les principes directeurs demeurent encore à déterminer. C’est notamment autour de la caractérisation de ce mode de production, qu’il convient d’orienter l’effort analytique et prospectif du programme ISD.
A ce stade, deux principes peuvent être annoncés comme constitutifs du mode de production nouveau :
- L’extension du champ de la production de la valeur à de multiples espaces, dont il convient de cerner davantage les frontières et les principes directeurs ;
- L’instantanéité des échanges (transactionnels ou plus ou moins organiques), portée par l’accélération numérique, en cours.
Il découle de cette double tendance une fusion de l’espace-temps de l’action, tant individuelle que collective. Comme l’a souligné Castells, les usages numériques rétrécissent en effet considérablement l’espace de l’action par l’instantanéité de l’espace de flux.
Ce phénomène d’accélération – qui a notamment fait l’objet d’une thèse d’habilitation du philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa, est important à considérer. En reprenant ici certains des arguments de Rosa, et en les étendant au champ du numérique, on peut indiquer que la période postmoderne (ce qu’il appelle la modernité tardive) se caractérise par l’émergence d’une confusion de temps (productif et personnel) et, ce faisant, par la perte de pertinence du « contrôle » du temps (c’est ce que la génération C québécoise a clairement souligné). Ceci n’est possible que par l’accélération numérique, dont les instruments (les artefacts numériques), de par leur ubiquité et leur connexion continue et instantanée, induisent une extension considérable de l’espace de production, rendant ainsi son « contrôle » anachronique.
A partir d’ici, on peut formuler l’hypothèse d’une contraction de l’espace-temps de l’action collective, ce qui pose un redoutable problème aux organisations jusque-là gouvernées par la verticalité et le contrôle (les entreprises bureaucratiques, les gouvernements autoritaires, comme l’atteste, par certains aspects, le « printemps arabe »).
D’une manière générale, et en adoptant une perspective anthropologique, on peut s’interroger sur l’émergence de comportements d’un genre nouveau (et peut-être d’un genre humain nouveau), découlant, ou tout au moins liés, à l’ubiquité du numérique et à l’accélération associée.
Les objets et systèmes numériques apparaissent ainsi, plus que comme des éléments d’infrastructure, comme de véritables objets frontières de la transformation des entreprises et des sociétés.
Du « Lean production » à « l’Acceluction »
S’il est prématuré de caractériser « définitivement » le mode de production en cours d’émergence, tel qu’ISD cherche à le designer, on peut cependant en énoncer provisoirement les contours, ainsi que les filiations conceptuelles.
Le concept de « lean production » est le dernier concept de production dominant proposé par le grand programme du MIT en 1988 sur l’avenir de l’automobile. Le lean renvoie au système de Toyota ; il vise à designer un système centré sur la production allégée d’un bien matériel (l’automobile) en l’allégeant au maximum. Le lean renvoie à la maîtrise de flux physiques entre opérateurs industriels (fournisseurs et grands constructeurs). L’espace de production est un espace relativement clos et limité aux entreprises du secteur (y compris le réseau de distribution).
Immatérialité et extension des espaces de production
Avec la période postmoderne, il y a déplacement de la création de valeur vers les objets et symboles immatériels parallèlement à l’élargissement considérable des espaces de production. L’accélération numérique en est un grand facilitateur, et probablement le levier principal. L’immatérialité invite à considérer l’usage des objets plutôt que les objets eux-mêmes.
L’accélération invite à considérer l’espace-temps comme une réalité tendanciellement finie. Il s’en suit un mode de production nouveau, un mode de production au sein duquel l’accélération de liens numériques joue un rôle central.
Aussi, je propose de caractériser provisoirement le nouveau système : système de production accélérée de liens : « Accéluction », pour bien indiquer, d’une part l’extension des espaces de création de valeur, et d’autre part l’accélération considérable des liens comme source de création de valeur. Comme je l’ai indiqué par ailleurs, ces liens pouvant avoir un caractère transactionnel ou plus ou moins organique. Nous y reviendrons…
___________________
Vous le savez peut-être, la démarche du programme international de recherche de la Fondation CIGREF est d’associer chacun de nous à cette recherche afin de comprendre comment le monde numérique transforme notre vie et l’impact des usages émergents sur l’entreprise numérique.
N’hésitez à réagir et commenter pour apporter votre témoignage !
Vous avez raison, car même dans notre petite entreprise où l’on est pourtant absorbé par le quotidien : clients, fournisseurs, trésorerie… on ressent cette accélération et nous sommes effectivement contraints d’adapter notre production de valeur à ce nouvel environnement.
Est-ce que l’on peut espérer que ce soit une période de transition et que lorsqu’elle sera passée, que le rodage sera fait (s’il se fait) on puisse de nouveau construire des repères un peu plus stables ?
Merci pour cette « valuable » contribution. Mon dernier livre intitulé « le phénomène numérique ». Du concept à la pratique. développe l’idée du « paradigme numérique » que j’ai introduite depuis 1998 (cf. ma thèse et mon HDR).
Transformation de l’espace-temps, extension des espaces de création de valeur, on en perçoit effectivement les en entreprise. C’est une bonne idée d’avoir mis un nom sur ce qui peut devenir très vite un nouveau concept. On a toujours intérêt à verbaliser les choses, à la fois pour en prendre mieux conscience, et pour faciliter leur compréhension.
Avec la production dont les performances ont été fortement améliorées par un emploi massif mais judicieux des systèmes d’information, on peut également s’intéresser à l’innovation.
Et en écho à la Lean Production, on rencontrera peut être la concept de « Lean Start Up » inspiré de l’Open Source et attribué à Eric Ries.